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  PARS EN GUERRE CONTRE LE MONDE 

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Ne pas s’émerveiller, ne pas voir Lascaux, Homère, Virgile, Ovide, le David des psaumes, Dante, Goya, Holderlïn, Lautréamont, Rimbaud, Monet, Baudelaire, Cézanne, Rodin, Bacon, Picasso "être immobile en soi et se transmuer dans son image" revient au même. Là-dessus, rire du damné, solennité de l’embaumeur se confondent. Notre aveuglement à ce sujet est une complainte universelle. 
Après la disparition de Barthes, de Ponge, de Bataille, de Derrida, 
Sollers doit se sentir bien seul, se savoir bien mal entouré, en cette saison stupéfiante, remarquable de confort mais ivre de contraste. 
 
 
 
 
 
Bien sûr, il s’est fait une mâne de la pensée, à mesure qu’elle se fait le phénomène intolérable d’une souveraineté et d’une tempérance envers le siècle. Le pacte des autorités, pliées dans le sens des cadavres, fait le supplice du solitaire, le lit et l’abat-jour du microcosme, pense par quelque simulacre libéré de sa raison, chante sous quelque heaume glacial. L’écrivain aurait à maintenir le sourire perpétuel là où toute rigueur est fauve et légifère( Là, je pense à Sollers). Par pitié, il réclame de l’humour. 
 
Et puis je vous rappelle que celui qui reconnait que les chances que la poésie survienne à tous s’amenuisent à mesure qu’elles sont grossièrement sollicitées par l’ensemble, non plus par l’élu qui lui seul les portera dignement à l’ensemble ; celui-là, il lui appartient de partir au calme, vers la douceur avérée, prendre part immodérément à la dimension particulière de son âme. La "grosse guerre" de Sollers rapporte à peu près ceci : il y a du mortifère dans le dénigrement des évènements de la langue, tout autant qu’en la reléguation en la seule dimension extrême du religieux, du raffinement dans les moeurs, du maintien d’une certaine aristocratie, de l’érotisme... Tout cela est du même ordre, je veux dire absolument contraire au "tourbillon d’hilarité et d’horreur" où la rotation diaphane des carnassiers scande toujours la conversion à l’invisible. Une belle vie c’est une bonne vie nous dit Sollers. 
 
Il n’est pas non plus homme à becquetter une larme aux bons cieux. Souvenez-vous (je m’adresse à ceux qui emploient leur catholicisme comme une machine-à-fuir) que le crucifix n’est apparu qu’au 10è siècle, avec les pestes. Auparavant, le Christ se tenait debout, contre l’arbre de vie. Il s’en souvient puisqu’il ne cherche pas des pleurs à l’endroit des fruits. 
 
Triomphe de la roue, du progrès, des médecines ? Désormais, la confusion dans la langue est à craindre en premier, devant la douleur. Un autre fragment de savoir-vivre : l’idéal est la très petite compagnie, irrégulière, attentive, indispensable ; se contenter de quelques vieux amis... Enfin, il demande : Est-ce ainsi que ces hommes meurent ? De ne pas jouir ? S’ils jouissent, c’est obscur, grégaire, ça ne transmet rien, ne se partage pas de proche en proche, ceux-là, s’ils conçoivent la beauté, c’est systématiquement humiliée par leur défiance à son égard ; par trop ils la défigurent en s’en détournant, ne la concevant pas autre qu’adversaire loyale. L’on déteste avec tant d’habileté l’image du bonheur ! 
 
andoar
 
 
 
 
Entretiens (à venir rubrique en cours d'actualisation) 
 
 
Journal du mois (JDD) 
 
NOVEMBRE 2006 
 
Du sang dans le gaz  
 
Anna Politkovskaïa, la journaliste russe assassinée froidement au bas de son ascenseur à Moscou, avait l'habitude de dire: « Je n'ai que ma plume et Dieu pour me protéger. » Sa plume l'a condamnée à mort, et Dieu, il en a l'habitude, s'est éclipsé au moment du meurtre. Bref, Poutine, et encore Poutine, et toujours Poutine. Il faut le ménager, celui-là, lui faire de petits reproches voilés, lui sourire, ne pas le braquer, surtout, il risquerait de nous couper le gaz. Son surnom, en économie politique, est Gazprom. Gazprom est rigide, déterminé, tenace. Comment le contenir, l'amadouer, le faire entrer dans le jeu démocratique, malgré sa sale guerre en Tchétchénie et ces liquidations brutales (dont il est personnellement innocent, bien sûr)? Eh bien, en le décorant: Grand Croix de la Légion d'honneur, ça lui va très bien. Un dessin de Wiaz a tout dit: on y voit Poutine en garagiste, les mains tachées de sang, devant un buste sévère de Staline. Il s'excuse, le légionnaire, devant la statue du père fondateur, en lui disant: « Je sais, je sais, je bricole. » C'est exactement ça, Poutine: un bricoleur. Brave garçon, donc.  
 
Turquie  
 
Le poète Mallarmé, en bon prophète, voyait venir vers nous « un tourbillon d'hilarité et d'horreur ». Nous y sommes, et c'est tantôt le fou rire, tantôt la frayeur. La Turquie ne veut pas reconnaître le génocide arménien? Glace. Le ministère turc de l'Education censure les manuels scolaires comportant une reproduction de La Liberté guidant le peuple de Delacroix? On s'esclaffe, mais sur fond d'abîme. C'est bien une Parisienne à la belle poitrine dénudée qui se dresse, avec un drapeau français, sur une barricade révolutionnaire? Cachez-moi ces seins que nous ne saurions voir. Ce tableau de Delacroix fait tache dans le paysage, et il faudrait sans doute le retirer du Louvre, ou même le brûler, pour cesser d'offenser Dieu et l'islam (il faut quand même noter que le Vatican n'a fait aucune demande dans ce sens). Que dire, d'ailleurs, de tous ces nus féminins partout exposés et qui nous offensent? L'Olympia, par exemple, du bourgeois libertin Manet, sans parler de son insolent Déjeuner sur l'herbe ? Et cette scandaleuse Origine du monde de l'anarchiste Courbet? Qu'on les peigne donc en noir, ces obscénités d'un ancien temps trop libre. Si encore elles étaient laides, on pourrait s'arranger. Mais c'est très beau, donc pernicieux en diable. Enfin, vive la Turquie libre, et le prix Nobel à Pamuk.  
 
Chine  
 
Gazprom-Poutine nous protégera-t-il de la Chine? Avouez que les nouvelles, de ce côté-là, sont plus qu'inquiétantes. L'Industrial Commercial Bank of China (ICBC) vient de faire une entrée fracassante en Bourse. Ce premier prêteur chinois est capable de lever près de 22 milliards de dollars, doublant ainsi le record détenu depuis huit ans par le japonais NTT Mobile. Ce géant bancaire compte 360.000 salariés, 18.000 succursales et 153 millions de clients. Ce n'est qu'un début, et le grand criminel Mao, dans ses rêves les plus fous, ne pouvait pas imaginer mieux. Bush empêtré en Irak, le nucléaire coréen et iranien, le président israélien poursuivi pour viols et harcèlements sexuels, le tourbillon s'accélère. Avez-vous aperçu, aux championnats du monde, la sublime gymnaste chinoise Fei Cheng? Elle court, elle saute, elle vole, elle devient spirale, elle tourne, elle retombe sur ses pieds comme si de rien n'était. Médaille d'or, et de loin. Tout se tient.  
 
France  
 
Et vous voudriez qu'on s'intéresse aux débats du Parti socialiste? Ou encore à la carrière opportuniste de Chirac? Quel ennui, quelle vieillerie. Chirac, c'est vrai, aura été plutôt beau, un vrai danseur mondain, le parfait gigolo. La France s'est donnée plusieurs fois à lui avec ivresse, après avoir épousé passionnément un tonton rusé et flingueur. Et maintenant? Il serait peut-être temps qu'elle parte avec une femme, la France. Convenez que ce serait renversant.  
 
Congélation  
 
Dans le genre criminelle tranquille, Véronique Courjault m'épate. On ne sait plus, dans cette histoire de fous, ce qu'il faut souligner le plus: l'incroyable aveuglement du mari qui ne se serait pas rendu compte d'au moins trois grossesses de sa femme, ou bien la solitude tragique de cette pauvre fille, mariée, en noir, s'accouchant elle-même, puis brûlant un bébé dans une cheminée, en étranglant deux autres qu'elle entrepose dans un congélateur en Corée. Voilà donc un petit couple français d'aujourd'hui, avec deux enfants vivants, un couple parfaitement normal à l'extérieur. Ce congélateur transformé en morgue pose quand même un problème. Pourquoi garder ces petits cadavres comme de la viande? Dans quel but? Cannibalisme? Exclu. Fantasme de résurrection possible? Allez savoir. Hommage inconscient à la science? Qui sait?  
Je vois qu'un professeur de gynécologie obstétrique, membre du Comité national d'éthique, ex-président de l'Académie nationale de médecine, déclare ceci à propos du débat sur les cellules-souches humaines: « L'un des problèmes les plus préoccupants d'aujourd'hui est celui posé par la congélation, durant cinq, dix, quinze ou vingt ans, d'embryons humains conçus par fécondation in vitro et destinés à être implantés dans un utérus féminin. Je considère ces embryons comme des êtres humains, et le fait d'avoir des êtres humains congelés me met mal à l'aise. Je ne suis pas le seul, comme en témoignent les réticences de ceux qui, dans certains cas, sont amenés à détruire ces embryons. »  
Freud a écrit autrefois un grand livre, Malaise dans la civilisation . Ecrirait-il aujourd'hui un Malaise chez les embryons ?  
 
Littell 
 
Le gros roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (1), est extraordinaire. Il faut le lire lentement, en entier, passer par des massacres et des horreurs sans nom, suivre le narrateur nazi dans sa descente aux enfers à Stalingrad puis à Berlin, exterminations de masse, ruines, rêves concentrationnaires, débris humains, vomissements, merde. Documentation fabuleuse, précision des descriptions, férocité mécanique, portraits et dialogues percutants. Mais le secret du roman, dont personne ne semble vouloir parler, n'est pas là. Il s'agit en réalité d'un matricide commis en état d'hypnose, et d'une identification de plus en plus violente et incestueuse entre le narrateur homosexuel et sa sœur. Question: comment être une femme lorsqu'on est un homme? La sodomie y suffit-elle? Le héros jouit rarement, mais parfois de façon très claire. Ainsi à Paris, en 1943, ce SS cultivé, qui lit Maurice Blanchot et fréquente Brasillach et Rebatet, raconte son expérience: « Je descendis vers Pigalle et retrouvai un petit bar que je connaissais bien: assis au comptoir, je commandai un cognac et attendis. Ce ne fut pas long, et je ramenai le garçon à mon hôtel. Sous sa casquette, il avait les cheveux bouclés, désordonnés; un duvet léger lui couvrait le ventre et brunissait en boucles sur sa poitrine; sa peau mate éveillait en moi une envie furieuse de bouche et de cul. Il était comme je les aimais, taciturne et disponible. Pour lui, mon cul s'ouvrit comme une fleur, et lorsqu'enfin il m'enfila, une boule de lumière blanche se mit à grandir à la base de mon épine dorsale, remonta lentement mon dos, et annula ma tête. Et ce soir-là, plus que jamais, il me semblait que je répondais directement à ma sœur, me l'incorporant, qu'elle l'acceptât ou non. Ce qui se passait dans mon corps, sous les mains et la verge de ce garçon inconnu, me bouleversait. Lorsque ce fut fini, je le renvoyai mais je ne m'endormis pas, je restai couché là sur les draps froissés, nu et étalé comme un gosse anéanti de bonheur. »  
Comme quoi, malgré la défaite et l'humiliation de l'Occupation, la verge française gardait encore sa vigueur.  
(1) Gallimard  
 
Philippe Sollers 
Le journal du mois, 
Le Journal du Dimanche du dimanche 29 octobre 2006. 
 
SEPTEMBRE 2006 
 
 
Papes  
Décidément, les deux derniers papes, Jean-Paul II et Benoît XVI, sont étranges. Le premier, à peine élu, attaque de front l'ex-empire soviétique, soulève la Pologne, prend deux balles dans le ventre, s'en tire miraculeusement, devient une star mondiale, est en voie de canonisation. Il n'est pas pour rien dans la chute du mur de Berlin, mais on lui reproche son peu d'enthousiasme pour le préservatif et le trafic d'embryons. On finit par lui donner une place à Paris, devant Notre-Dame, mais les manifestants sexuels ne sont pas contents. Malaise historique, trouble biologique.  
L'autre, Benoît XVI, l'Allemand, jette un petit pavé dans la mare islamique lors d'une conférence universitaire. Il cite un auteur médiéval hostile à Mahomet et à la violence coranique, soulève la colère musulmane qui, comme pour lui donner raison, se déchaîne en hurlements divers, jusqu'à l'assassinat répugnant, en Somalie, d'une religieuse italienne de 70 ans. On lui demande de toutes parts des excuses, mais il se dit seulement désolé, attristé. Le New York Times lui-même trouve le discours papal « terrible et dangereux ». Benoît XVI rallié à la croisade Bush ? Peu probable. Quoi qu'il en soit, scandale aux abysses.  
Je lis Benoît XVI : très bonne dissertation, très claire, très convaincante, pas du tout « absconse » comme l'ont dit certains journalistes. C'est une apologie de la raison vivifiée et amplifiée par la foi, qui culmine, selon lui, dans la fusion de la révélation biblique et de l'Antiquité grecque. Si j'ai bien compris, Dieu n'aime pas le sang, le délire, la transcendance inaccessible, le calcul rationaliste borné. Il termine ainsi : « C'est à ce grand logos, à cette immensité de la raison que nous invitons nos interlocuteurs dans le dialogue des cultures. » Mais c'est très bien, ça, et je ne vois que des obscurantistes pour ne pas applaudir. Là-dessus, vous me dites que toutes les religions sont virtuellement déraisonnables et criminelles. Voilà quand même un pape qui vous propose gentiment d'en sortir, « ce qui n'inclut en aucune façon l'opinion qu'il faille désormais revenir en arrière, avant les Lumières, en rejetant les convictions de l'ère moderne ». Très bonne copie, 16/20.  
 
Sarkoségo  
 
Comparé à ce tourbillon tragi-comique, le petit théâtre de marionnettes présidentiables françaises fait peine à voir. Le cirque Sarko, avec Johnny Hallyday et Doc Gynéco, s'épuise en province, et une photo prise à la sauvette avec Bush fait plutôt froid dans le dos. Quant à Ségo, elle sent quelque chose : la France, avec jeu de mots, est en train de devenir la Hollande, elle veut une grande soeur maternelle, elle a bobo. Du simple point de vue publicitaire, si elle ne se fatigue pas trop vite, Ségo a un avantage : elle porte avec elle un avenir indiscutable de films, de magazines, de fringues, de sacs, de souliers, de bijoux, de lingerie fine, de produits de beauté, de propreté, de pureté, de dignité, de sécurité, de respect, de désirs d'enfance. Elle réprimande une petite Bretonne ? Et alors ? Elle se montre avec le play-boy Montebourg ? Pourquoi pas ? Le spectacle la veut et l'impose, face à des concurrents d'avant le 11-Septembre et le quinquennat. Problème de la parité : combien de femmes à droite ? Et à gauche, à part la vedette ? On attend de voir. Quant à Chirac, regonflé à l'international, impossible de ne pas l'imaginer pensant à la future passation de pouvoir : Sarkozy sur le perron de l'Elysée ? L'enfer. Ségolène s'avançant vers lui tout sourire ? Bernadette fera la tête, mais tant pis.  
 
Biométrie  
 
Si j'étais le Diable, j'encouragerais partout le terrorisme au nom de Dieu, pour renforcer la sécurité en tous sens, et prendre ainsi le contrôle des corps de façon de plus en plus intime. C'est en bonne voie. Je lis ce qui suit dans une enquête vertigineuse du Monde 2 : « En ce XXIe siècle, le corps prend sa revanche. C'est à lui que l'époque moderne confie la tâche de lire l'identité de la personne, de dire qui est qui et qui, par conséquent, a le droit d'entrer. Pour s'assurer que vous êtes bien celui que vous prétendez être et que vous êtes, en outre, bien répertorié dans le système, la biométrie vérifie ce qu'elle sait lire de vous : empreinte de doigt, d'orteil, contour d'une main, d'un iris, extrait d'ADN, traits d'un visage, réseau de veines. Un jour sans doute utilisera-t-elle aussi la modulation d'une voix ou le rythme d'une démarche. » L'auteur de l'article n'a pas osé évoquer les préférences sexuelles et les enregistrements des divers stimuli ou sécrétions locales. Mais ça viendra, on n'arrête pas la folie.  
 
Opium  
 
On peut imaginer la tête du pape en lisant la nouvelle: l'Afghanistan produira 92 e l'opium mondial en 2006. Tous les records sont battus, avec une production en augmentation de 49 t une amplification des surfaces cultivées de 59 Juste un détail : dans la province de Helmand, où sont déployés 3.000 militaires britanniques, les surfaces cultivées ont augmenté de 162 Les talibans étaient odieux, mais, comme on voit, la démocratie a son charme. La communauté internationale dépense plus de 2 milliards de dollars pour lutter là contre la drogue, la corruption et le crime organisé. C'est trop peu : il faut augmenter la dose. Elle ne sera pas perdue pour tout le monde.  
 
Mao  
 
Dans l'excellente et sérieuse revue Commentaire, je lis ce qui suit: « Philippe Sollers, parfois considéré comme le plus talentueux des écrivains français vivants, est revenu au catholicisme, comme l'avait prévu François Mauriac. Le pape de l'avant-garde devient l'avant-garde du pape. Il pourrait mieux faire pourtant en contrition. Il prend encore la mouche pour Mao et ne bat pas sa coulpe. »  
Les bons pères de Commentaire ont raison: je fais acte de contrition, je bats ma coulpe. Dans mon délire de jeunesse, j'ai aimé un monstre, et j'avoue que, parfois, la fièvre me reprend furtivement. Mais je me soigne, je prie, je jeûne, je me confesse, je progresse dans le renoncement, l'humilité, la méditation. Il faut quand même me dire jusqu'à quand je dois expier mes crimes commis il y a plus de trente ans. J'ai obtenu mon pardon du pape. J'ose espérer que les bons pères me l'accorderont.  
 
Voltaire  
 
Avis aux amateurs, qui sont beaucoup plus nombreux qu'on ne croit: procurez-vous la magnifique édition de Candide avec des illustrations de Hugh Bulley et une préface d'André Magnan. C'est une publication du Centre international d'étude du XVIIIe siècle, diffusée par les Amateurs de livres international, 62, avenue de Suffren, Paris 15e. L'adresse du Centre est tout simplement BP 44, F, 01212 Ferney-Voltaire cedex. Je donne ces précisions avant que l'auteur de Mahomet, béni en son temps par Benoît XVI, soit interdit sur toute la planète. Le texte est ce qu'il est : éblouissant, immortel. Les illustrations sont pleines d'invention et de fraîcheur. Un cadeau de rêve (je l'envoie à Benoît XVI). Et puis une autre merveille : la Correspondance Vauvenargues-Voltaire, 1743-1746, textes réunis et présentés par Lionel Dax (1). Là, le plaisir et la liberté d'esprit éclatent à chaque page, à chaque ligne. Lettre de Vauvenargues à Voltaire, depuis Nancy, le 4 avril 1743 : « Dans les matières de goût, il faut sentir sans aucune gradation, le sentiment dépendant moins des choses que de la vitesse avec laquelle l'esprit les pénètre. » Et Voltaire de répondre le 15 avril : « Le grand nombre des juges décide, à la longue, d'après les voix du petit nombre éclairé. Vous me paraissez, Monsieur, fait pour être à la tête de ce petit nombre. »  
 
(1) Editions du Sandre, 57, rue du Docteur-Blanche, Paris 16e. 
 
Philippe Sollers, 
Journal du mois, 
Le Journal du Dimanche du dimanche 24 septembre 2006. 
 
SEPTEMBRE 2006 
 
Ouf  
 
L'obscénité diplomatique est lente, mais elle a du bon puisqu'elle limite les dégâts et les morts, après avoir compté et recompté ses billes. De ce point de vue, le titre qui dit tout est celui d'un journal économique : « Le cessez-le-feu au Liban calme l'or noir ». Sachez donc que « les marchés ont soufflé », que le prix du baril de pétrole a baissé, qu'on est revenu à une déraison normale. « A la fin de l'Histoire, a dit quelque part Hegel, la mort vivra une vie humaine. » C'est fait, c'est arrivé, c'est bouclé. L'embêtant, avec la fin de l'Histoire, c'est qu'elle ressemble à la mort de Dieu : ça n'en finit pas de finir, ça n'en finit pas de mourir. Le parti de Dieu est celui de la mort, il a de beaux jours devant lui, c'est de l'or noirci en série.  
Là-dessus, beaucoup de discours et de bonnes paroles, mais qui ne passent plus, dirait-on, qui se répètent sans conviction, qui s'enlisent. Les acteurs manquent de style : Bush, de plus en plus bodybuildé, continue à rouler des mécaniques; le pâle Olmert a l'air d'un expert-comptable d'un magasin beaucoup trop grand pour lui (avec, en prime, un chef d'état-major en délit d'initié, vendant toutes ses actions juste avant la crise); Blair, surnommé « le caniche » par les Britanniques, remue gentiment la queue; « Condi » Rice, seul miracle, s'anime soudain et glisse une oeillade d'enfer et même un bisou frôleur au pharmacien de charme Douste-Blazy, notre Latin lover. Le Premier ministre libanais essuie une larme de crocodile devant les momies de la Ligue arabe, et l'assassin rose et replet à la barbe fleurie, Nasrallah, joue la star islamo-sociale. Vous enchaînez sur les décombres et les cadavres déjà oubliés, puisqu'on va nettoyer, tamponner, reconstruire jusqu'au prochain spasme. La mort vit une vie humaine, mais il ne faut pas le dire, ça pourrait freiner les marchés. Et tant pis pour les jeunes soldats tués, courtes vies fauchées, comme d'habitude.  
 
Terreur  
 
Il y a eu les grandes terreurs de masse, il y a maintenant la terrorisation par saccades. Les terroristes sont partout, ils sont diaboliques, ils n'arrêtent pas d'inventer de nouveaux gadgets. Ils peuvent mélanger des liquides en vol, des crèmes, des lotions, et, qui sait, peut-être même leur urine, pour fabriquer des explosifs insoupçonnables. Il faut que le voyageur soit terrorisé en permanence, pris en otage, traqué dans ses effets personnels et ses produits de beauté. Sa vie est en danger, on s'en occupe sans cesse. Des foules entières transformées en campeurs d'aéroports ? Déjà 20.000 bagages perdus ? Et alors ? Vous respirez, c'est l'essentiel. Ce genre d'exercice deviendra constant, il faut habituer les populations. On prend soin de filmer des touristes américains qui se félicitent qu'on assure ainsi leur sécurité. Ils marchent. Tout va donc pour le mieux dans la meilleure confusion possible.  
 
Fumeurs  
 
Le vrai coupable dans tout ça, c'est quand même le fumeur. On l'a dénoncé cent fois, mille fois, mais ce n'est pas assez : il faut lui interdire l'accès aux entreprises, il ne sera plus embauché. Un Irlandais l'a décrété, et la Commission européenne l'approuve. Cet homme de santé dit que « les salariés qui reviennent à leur bureau après une pause-cigarette puent ». Il ajoute que « la vérité est que ces fumeurs ne réalisent pas les risques qu'ils encourent, ce qui signifie qu'ils n'ont pas le niveau d'intelligence recherché ». On sait que la législation interdit la discrimination sur la base d'origine raciale, ethnique, d'un handicap, de l'âge, de l'orientation sexuelle, de la religion et des croyances, mais le fumeur, lui, est désormais le discriminé total. Normal, il pue, c'est un incendiaire et un criminel en puissance, il tue d'ailleurs à petit feu ses proches et ses collègues, c'est un dangereux asocial, il prend l'existence avec une désinvolture insupportable, il se croit seul, il est plus dangereux qu'un drogué, un maniaque sexuel ou un fou de Dieu. De nouveaux appareils de détection seront mis en place un peu partout; ne pas fumer ne suffira pas, il faudra prouver qu'on ne fume jamais, même en cachette, et l'appareil tranchera : il pue. Pas de travail pour les fumeurs ! C'est peut-être là leur honneur: ils minent la notion de travail elle-même. Mais que me dit-on ? Que malgré le désastre entraîné par cette puanteur s'attaquant aux grossesses, aux spermatozoïdes, aux poumons, aux enfants, aux arbres, la consommation de cigarettes a repris en France ? Que la législation française interdit de ne pas embaucher un fumeur ? Ces Français sont des fumistes, et on attend le candidat ou la candidate à la présidence de 2007 pour mettre fin à cette situation choquante. Tout fumeur sera interdit d'aéroport, de gare, d'autoroute. Son véhicule pourra être saisi, son appartement perquisitionné, et ses relations interrogées sur dénonciations préalables.  
 
Dopeurs  
 
J'ai oublié le nom de l'Américain maillot jaune du Tour de France. On le piquait à la testostérone, et hop, il s'envolait sur son vélo enchanté. Je crois l'avoir aperçu, un peu maigrichon, rien d'un King-Kong, mais, a-t-il affirmé, très bon producteur de cette hormone testiculaire. Question: la testostérone favorise-t-elle l'activité mentale ? Si oui, j'ai envie d'essayer. Je pourrais même cesser de fumer. Et, sans oser plonger avec elle, aller interviewer l'extraordinaire Laure Manaudou, cette sirène à turboréacteur, au regard malicieux, si frais, si doux.  
 
Dictateurs  
 
Ils disparaissent peu à peu, ces grands dinosaures d'autrefois, ces hâbleurs, ces gesticulateurs, ces hurleurs, ces péroreurs d'estrade. Dire que les Etats-Unis ont essayé 638 fois d'assassiner Fidel Castro: cigares explosifs, pilules empoisonnées, mollusques piégés, tout aura été tenté. Ce fumeur viril et sinistre n'aura même pas été diminué par la fumée, il s'en va par les intestins, morne plaine. Les exilés de Miami font la fête, dans un débordement fascinant de vulgarité. Le président vénézuélien Chavez vient embrasser son pote et le frère militaire de son pote. On m'assure que Castro relit Ignace de Loyola dans son lit, en souvenir de son éducation jésuite de jeunesse. Interdit, évidemment, de prendre en photo la couverture des Exercices spirituels. Après tout, c'est possible, à moins que le Saint-Siège, une fois de plus, essaie de faire de l'intox.  
 
Génie  
 
Il est 22h30, j'écoute à la radio un concert donné à Salzbourg. Tout à coup, j'entends la nouvelle: Elisabeth Schwarzkopf vient de mourir en Autriche, à l'âge de 90 ans. Après un moment, on diffuse un ancien enregistrement de La flûte enchantée, où elle interprète le rôle de Pamina. C'est elle, oui c'est bien elle, reconnaissable entre toutes, beauté, justesse, velours inouï, tension, abandon, et révélation de l'amour s'il existe. Elle aura été la vraie femme de Mozart. Toute la journée, il n'a été question que de violences et de bombes. Maintenant, la nuit est calme, étoilée, la Grande Ourse, là, sur ma gauche, va peu à peu basculer vers l'horizon, comme pour se mêler à l'océan noir. La voix de Schwarzkopf troue la nuit en douceur. C'est bouleversant de grandeur.  
 
Marilyn  
 
Vous voulez savoir jusqu'où peut aller la pathologie américaine ? Alors, lisez le passionnant roman Marilyn dernières séances (1), que Michel Schneider a tiré de la très bizarre relation entre Marilyn Monroe et son très étrange psychanalyste, Ralph Greenson. C'est une histoire terrible, une course à la mort entre cinéma, désir de ne pas savoir et argent. Le sexe s'est volatilisé, il ne reste que les médicaments, quelques films, et le vide. 
 
(1) Grasset. 
 
Philippe Sollers 
Le Journal du mois, 
Le Journal du Dimanche du dimanche 19 août 2006. 
 
 
AOUT 2006 
 
Zidane 
 
J'ai eu tort, c'est vrai, comme bien d'autres, de sous-estimer, au début, l'équipe de France de football. Elle s'est ranimée, elle a ressuscité, elle a accompli des miracles, saint Zidane est monté au ciel devant nous, jusqu'à ce coup de boule en finale qui nous a ramenés brutalement sur terre. Mon dieu, mon dieu, quelle histoire. Que s'est-il passé? Suivons le mouvement: Zidane marque un penalty contre l'Italie. Plus tard, il frôle, d'une tête splendide, le but de la victoire détourné in extremis par le gardien italien. A ce moment-là, il est furieux, il hurle, son visage est contracté, bouche ouverte, il ressemble soudain à un bouc de choc. Puis vient le coup de boule sur Materazzi, la vidéo irréfutable, le carton rouge, l'expulsion, la dégradation, la honte. Tempête sous un crâne, stupeur mondiale.  
 
Les commentaires ont aussitôt proliféré, le plus cocasse étant sans doute celui des Nouvelles de Pékin : « Tout roi du football est une combinaison d'ange et de démon. » Pendant des jours, on a vu, en boucle, le front de Zidane administrer un sévère pneumothorax à son insulteur. Mais qu'avait donc dit ce dernier ? Une injure raciste ? Des propos orduriers sur sa mère, traitée de « terroriste » ? On imagine la hantise publicitaire des sponsors de Zidane (Danone, par exemple). Enfin, tendance générale, le dieu Zidane est redevenu humain, c'est-à-dire comme vous et moi, n'est-ce pas, qui avons le coup de boule facile. Ségolène Royal a trouvé l'attitude de Zidane « exemplaire » par « sa capacité à défendre farouchement le respect dû à sa mère, le respect dû à sa soeur ». 
 
Mais qu'a dit exactement Materazzi, cette brute tatouée ? Il faudra désormais équiper les joueurs d'un micro enregistreur plutôt que de perdre du temps à déchiffrer des mots sur leurs lèvres. Le pudique Zidane évoquait sa maman, sa soeur. La réalité est plus triviale et bêtement érotique : Materazzi pelote Zidane à travers son maillot, celui-ci lui propose de le lui donner dans les vestiaires. Le tatoué lui lance alors « casse-toi, pédé », « avec ta pute de soeur », et enfin, tir au but, « je vais te défoncer le cul ». D'où le coup de boule. Là-dessus, censure générale, il ne faut pas choquer les enfants et les éducateurs. Zidane a certes défendu sa soeur, mais surtout sa virilité humiliée. Je ne vois pas en quoi il est condamnable. A quand, d'ailleurs, un grand match de coups de boule ? Ça devrait valser.  
 
Liban  
 
Israël, pour sa défense, a choisi l'action militaire à l'américaine. Zéro mort pour soi, bombardements massifs, éviter les engagements au sol (mais ils sont en train de venir), indifférence impériale pour les pertes civiles, d'ailleurs symétrique de celle de son adversaire fou. Dans ce genre de stratégie, il faut aller vite, anéantir l'ennemi en quelques jours, sinon c'est le bourbier classique, l'émotion internationale, etc. Soit les services de renseignements de Tsahal ne sont plus ce qu'ils étaient, soit la stratégie à l'américaine montre de plus en plus ses limites, mais le moins qu'on puisse dire est que l'engrenage est celui des dégâts. Le cinglé du Hezbollah paraît à la télévision, il est calme, c'est un bébé rose barbu, il n'a pas du tout l'air impressionné par les destructions en cours, au contraire. Là-dessus, comme d'habitude, exode des populations, évacuation des étrangers, civils brûlés avec leurs enfants dans leurs voitures, explosions meurtrières à Haïfa, sinistre passion de mort à l'oeuvre, comme en Irak.  
 
Chirac tire son épingle du jeu, remonte dans les sondages, provincialise Sarko et Ségo, obtient des corridors humanitaires, des corridors, que dis-je, bientôt des couloirs. Il avait déjà fait un très bon 14 Juillet, demandant qu'on s'occupe d'autre chose que du « sexe des anges », stigmatisant « la morosité que d'aucuns s'obstinent à dépeindre », n'arrêtant pas de répéter « La France, la France, la France ». Pauvre Liban, désormais, pauvre pays du cèdre.  
 
Quelqu'un qui ne s'arrange pas avec le temps, en tout cas, c'est Condoleezza Rice : sa démarche est de plus en plus mécanique, son sourire robotisé, on dirait une employée des pompes funèbres planétaires. Comble d'étrangeté, des observateurs de l'ONU sont tués dans un bombardement, dont un Chinois. Le ministre adjoint des Affaires étrangères chinois, Zhai Jun, convoque en urgence à Pékin l'ambassadeur israélien pour une ferme protestation et une demande d'excuses. Excuses israéliennes, donc, et promesse d'enquête approfondie et rendue publique. On verra bien.  
 
Canicule  
 
Je fais comme vous, je me saoule d'eau, je m'asperge, je regarde avec accablement les informations et la météo, je suis obligé de me demander où court cette petite planète projetée dans la fonte des glaciers et l'effet de serre. Coup de boule de Zidane, guerre du Liban, canicule, c'est beaucoup pour un seul mois d'été. Vers midi on se prend à souhaiter l'arrivée de l'hiver, du gel, de la neige. Je ferme mes volets, je continue à écrire un livre sur les fleurs, plus à contre-courant tu meurs. Cela me permet, en ce moment, de rendre visite au très grand poète persan Omar Khayyam (1040-1125), qui a été aussi un mathématicien et un astronome célèbre. Ses quatrains sont presque tous des célébrations du vin, de l'ivresse, mais aussi des « jolies », qui pour lui sont toutes des tulipes. Il est bon de l'écouter dire « Au loin islam, religion, péché ! », et « Assieds-toi au Paradis avec une jolie ».  
Et ceci :  
« Boire du vin, chatouiller des jolies comme des tulipes,  
C'est mieux que des cafarderies, des hypocrisies.  
S'ils sont damnés, ceux qui font l'amour et qui boivent.  
Qui donc voudra voir le Paradis ? Qui ? »  
 
Cèdre  
 
Je tombe sur ce passage de Claudel, dans Le poète et la Bible : « Les cèdres, c'est la végétation immortelle qui de tous les côtés escalade les pentes du Liban. Le cèdre avec ses vastes plateaux superposés est tout ce qui obéit à une invitation pour monter à surmonter et à se surmonter. Le cèdre croît dans une émulation avec lui-même. Il ajoute un horizon à l'horizon au-dessous de lui élargi. C'est un édifice contemplatif. Son rôle est de transformer la contemplation en construction. Sa substance est du temps enregistré. Il a fait de la terre qu'il suce par le moyen de cette lumière qu'il respire du bois. Il élabore de la solidité, tout ce qui permet de circonscrire de l'espace à l'usage de l'homme : voici le parquet sous nos pieds pour nous séparer de la terre, le toit au-dessus de nos têtes soutenu par la charpente et ces parois qui transforment l'ambiance en une géométrie habitable de rapports. Salomon s'adresse au Liban pour se procurer le moyen de rendre Dieu intérieur. Ce qui transforme la contemplation en un temple. »  
 
Est-il indécent de citer ces phrases admirables en face des tonnes de béton effondrées, des bombes, des cris, du sang, des larmes ? Quelqu'un a dit que la beauté sauverait le monde. Je l'ai cru. Je le crois toujours.  
 
Philippe Sollers 
Le Journal du mois, 
Le Journal du Dimanche du dimanche 30 juillet 2006.  
 
 
JUIN 2006 
 
>>>Foot Sego Bac Mao Libe Angot Monaco 
 
Foot 
 
 
La tête est confuse, les jambes s’enlisent, je parle évidemment des Bleus, et de la France qui n’arrive pas à marquer des buts. Cette équipe, malgré sa difficile victoire sur le Togo, est malade, aucun doute. Pauvre Zizou appliqué, pauvre Thierry Henry étouffé, pauvre Ribéry brouillon, pauvre Cissé opéré, étrange Domenech buté, sombre plaine. On a l’impression que les Français se la jouent plutôt que de jouer, ils sont dans un film, le match a déjà eu lieu, la seconde mi-temps leur paraît trop longue, si on pouvait passer tout de suite aux interviews et à la publicité, ce serait mieux, on pourrait respirer. On n’est pas starisé pour affronter la réalité. On n’est pas une vedette pour faire ses preuves. Chirac, déprimé, maintient Villepin en attaque, mais l’embêtant c’est que ce joueur s’obstine à rater ses penaltys. Vous avez remarqué que l’ailier Sarkozy fait tout pour ne pas lui passer le ballon, et frappe de façon déraisonnable en touche. L’équipe se rebiffe, essaie de faire pression sur l’entraîneur qui n’en démord pas, en grommelant qu’il n’est pas là pour céder à la dictature de la rumeur. Les éléphants socialistes, en milieu de terrain, font traîner la partie en attendant de prendre les commandes du bateau à la dérive. Les remplaçants, sur leurs bancs, boudent de façon voyante. L’univers nous regarde, ricane, s’apitoie, ne manque pas une occasion de tirer sur le coq gaulois. Pendant ce temps-là, les Argentins emballent leur tango, les Brésiliens continuent leur samba, les Espagnols peaufinent leur corrida, les Portugais naviguent, les Anglais et les Allemands sont professionnels, aucun état d’âme, alors que la psychologie ravage les visages hexagonaux. Je te hais, je t’adore, j’aurai ta peau, je ne pense qu’à toi, mourons ensemble, c’est la loi. Des femmes, ici et là, s’inquiètent dans les tribunes. Que faire ? Les raisonner ? Ils n’écoutent rien. Demander à l’armée d’intervenir ? Pourquoi pas, mais c’est quand même un risque. Les joueurs, maintenant, en sont à s’insulter en public. Le mot « lâcheté » est prononcé et enregistré. L’avant-centre l’a crié à l’ailier gauche qui venait de bousiller un corner. L’arbitre siffle, sort tous ses cartons jaunes, perd les rouges, les ramasse, et renvoie tout le monde aux vestiaires sous l’œil médusé de l’équipe étrangère qui n’en attendait pas tant de son adversaire supposé.  
 
 
 
 
Ségo 
 
 
Le mieux, au point où on en est, serait une candidature de progrès bicéphale. Voilà la vraie rupture paritaire, un aigle à deux têtes et à quatre pattes, l’androgynat parfait. Donc : Royal et Hollande. Tantôt à droite, tantôt à gauche, l’union nationale, avec débordements de mariages gays. Pour l’instant, Ségo est une frégate chinoise, ou plutôt un sous-marin avec Hollande en sous-main. Ses atouts : une enfance malheureuse dans une famille catholique de huit enfants, un père colonel très réactionnaire, une fierté et une ténacité à toute épreuve, une morale d’acier. On la soupçonne de vouloir militariser la lutte contre la délinquance ? D’avoir ainsi un retour de refoulé au père ? Elle tient bon : « Alors, quoi, le mot discipline serait un mot de droite ? » Et aussi : « Depuis quand l’uniforme des militaires, des gendarmes et des pompiers ne serait pas socialiste ? » C’est vrai, ça, et honte à ceux qui ont crié autrefois, sous les coups de matraque, « CRS-SS ! ». Un colonel socialiste n’a rien à voir avec un colonel d’extrême droite. Un policier socialiste se remarque aussitôt, malgré l’uniforme, et inspire une confiance qu’un gendarme du Front national serait incapable d’incarner. N’importe quel dissident de l’ex-URSS vous dira qu’un gardien socialiste était doux, modéré, ouvert, humaniste, cultivé. La discipline, vous dis-je, la discipline. Une bonne équipe est une équipe disciplinée.  
 
 
 
Bac 
 
 
J’aurais bien aimé plancher sur un des sujets du bac Sollers a aussi été "sujet de bac...Voir ici : « Faut-il préférer le bonheur à la vérité ? » J’ai aperçu des candidats et des candidates disant à la télé que non, bien sûr, impossible d’obtenir le moindre bonheur à travers le mensonge. Ils avaient tous l’air très convaincu, les filles surtout. Préférer le bonheur à la vérité serait une faute, une erreur, une très mauvaise action, un crime. Le professeur Ferry, jamais à court de citer Kant, leur donne raison. Tout va donc bien, l’avenir est radieux, les nouveaux couples se diront la vérité, et tant pis si elle est triste, cruelle, malheureuse. Le bonheur, que voulez-vous, est toujours une illusion que la vérité contredit. Le bonheur est une vieille et mauvaise idée en Europe. N’écoutons surtout pas les faux prophètes dans le genre de Casanova disant : « Si le plaisir existe, et si on ne peut en jouir qu’en vie, la vie est donc un bonheur. » Bonheur, bonheur, voilà bien une vision du monde suspecte. Et là, je suis préoccupé. La dernière photo de Ségo- Hollande, prise à Antibes, elle en pantalon, lui en bermuda, me semble angoissante : Hollande a l’air d’un garçonnet timide accroché au bras de sa maman qui, les mains dans les poches, fait visiblement la tête. Question : Ségo est-elle heureuse ? La vérité le lui permet-elle ? Et Sarkozy ? Et Cecilia ? En tout cas, on ne les imagine pas passer leur été à lire Casanova.  
 
 
 
Mao 
 
 
 
Quand j’étais à Pékin, il y a plus de trente ans, le correspondant du Monde avait l’air passionné par le régime communiste, avec obstination et une bizarre ferveur. Heureusement, il avait un vélo que j’ai pas mal utilisé dans les rues, ce qui me faisait remarquer par des milliers de Chinois comme un « long nez », c’est-à-dire une bête curieuse. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le même journal, aujourd’hui, s’enthousiasme pour une biographie à charge du monstre Mao (1), le pire criminel du XXe siècle, responsable de 70 millions de morts, et prêt à en faire tuer 300 millions. C’était donc une « ordure ». Soit. Mais il y a plus grave : c’était un pauvre type, un médiocre, un mégalomane orgiaque, un sadique primaire, un agent simultané de Staline, des nationalistes, des Japonais et ensuite des Américains. Un fou, mais sans envergure. Autant dire que les anciens « maoïstes » occidentaux, Français en tête, ont bonne mine [1]. Max Gallo, dans Le Figaro, parle même, avec commisération, de ceux « qui agitaient le Petit Livre rouge au bar du Pont-Royal » [2]. Il ne manque que la photo qui, bien entendu, n’existe que dans l’imagination de Gallo.  
 
 
 
Libé 
 
 
Serge July, avec le temps, a-t-il eu raison de quitter Mao pour Rothschild ? La question se pose, et elle est grave pour l’avenir de la presse. Pour toute une génération fiévreuse, la sortie du délire Mao aura été problématique.  
 
 
Pape 
 
Prenez un pape, jetez le dans la m ?l ??, et vous serez ?difi ? : d ?lires, d ?votions d ?biles, vomissements, agenouillements, crises de nerfs, grimaces obsc ?nes, rictus, transes, scatologie, rien ne manque ? la sc ?ne. ? (Studio). 
Peu d’individus sont revenus à la bonne vieille maison de gauche. Certains ont cru se délivrer en allant de Mao à Moïse, ou, mais ça revient presque au même, de Mao à Bush. Je crois être le seul à avoir basculé de Mao au pape. Chacun ses goûts. Benoît XVI, à Auschwitz, est d’ailleurs apparu en même temps qu’un arcen- ciel, signe évident d’alliance biblique. Qui d’autre l’a remarqué ? Je ne sais pas.  
 
 
Angot  
 
 
Le prochain livre de Christine Angot, Rendez-vous (2), est excellent, puissant, rapide, audacieux, drôle. Il y a là un banquier pervers, un acteur fasciné par la littérature, et Angot qui s’offre à eux, les observe, souffre, se reprend, l’écriture étant sa seule vraie vie dramatique. Vous commencez à lire, c’est immédiat, vous ne lâchez plus les pages, vous vous demandez comment elle va se tirer d’une folie parfaitement maîtrisée, inceste traumatique, sincérité, crudité lucide. Eh oui, il faut s’y faire : Angot est un des meilleurs écrivains français d’aujourd’hui. But marqué, donc. C’est rare.  
 
 
Monaco 
 
 
A l’opposé de toutes les images people, la princesse Caroline est très intelligente. Elle vient de me donner un prix [3]. Ça n’a pas de prix. 
 
(1) Gallimard (2) Flammarion (sortie le 25 août). 
 
Philippe Sollers 
Journal du mois 
Le Journal du Dimanche, 25 juin 2006  
 
 
MAI 2006 
 
Darkstream 
 
Vous avez tout lu, tout vu, tout entendu, mais d'où vous vient brusquement ce sentiment de n'avoir rien lu, rien vu, rien entendu ? Voilà une loi, de plus en plus apparente, du Spectacle. Il surgit par petites touches, il monte, il gonfle, il bouillonne, il envahit les journaux, les écrans, les commentaires, les conversations, et puis c'est la courbure presque imperceptible, la déflation, la lente retombée, la fatigue, l'usure, la cendre. La grenouille était un vrai boeuf, elle se retrouve grenouille. Le corbeau était le phénix de l'actualité, le renard s'est éclipsé avec son fromage. Les frégates de Taïwan se sont transformées en parapluies de Cherbourg. Selon l'expression courante (que je n'emploie qu'avec répugnance, à cause de son caractère raciste), vous avez de plus en plus l'impression d'avoir assisté à un combat de nègres dans un tunnel. Elle est déjà si loin, l'affaire Clearstream: si démodée, si confuse, si péniblement répétitive. Si j'étais régisseur de la spectacularisation ambiante, c'est ça qui m'inquiéterait: la profonde indifférence de l'opinion profonde, sa nature de canard peu touchée par le déluge de l'information. Je révèle, je suggère, j'organise des fuites, j'agite des juges, des avocats, des ministres, je manipule un bon vieux général des services secrets qui laisse traîner partout des notes confidentielles, je lifte des listings, je laisse transparaître d'énormes mouvements de fonds, des comptes numérotés, des transferts instantanés à travers la planète, des vengeances latérales mortelles, bref un bordel de tous les diables dans les plus hautes sphères du pouvoir, et, tout à coup, le film, quoique irrésistible, s'essouffle, il méritait pourtant la palme d'or du cinéma amateur. Tout espion, me dites-vous, vit aux dépens de celui qui l'écoute, et cette leçon vaut bien un best-seller, sans doute. Ah, les « écoutes »! c'était le bon vieux temps de Tonton! Désormais, nous sommes dans le secret défense, le verrouillage des disques durs qui s'autodétruisent dans la nuit financière glacée. 
Nouvelle inquiétude: le match Ségo-Sarko ne commence-t-il pas, de la même façon, à lasser? N'entendez-vous pas, au loin, cette rumeur à peine audible d'une possible remontée de Villepin, si courageux, si tenace, si social ? Impossible, me dites-vous, mais justement, les spectateurs sont parfois friands d'impossible. Je maintiens ce que j'ai déjà dit : le meilleur soutien de Villepin est le bizarre acrobate Giesbert. Villepin principale victime du ruisseau noir ? Prochain épisode : le poète voleur de feu passant de maudit à béni. Que voulez-vous, le public est versatile, féminin, frivole. 
 
Da Vinci Code 
 
Une dame très convenable s'occupant d'une revue féminine et, si je comprends bien, « post-féministe », vient m'interroger sur la guerre des sexes où elle souhaiterait, dit-elle, que se produise une pause, une trêve, vu l'étendue des dégâts. Sa spiritualité me paraît irréprochable. Quelle n'est pas ma surprise lorsqu'elle me demande si je crois que Jésus-Christ a eu une liaison avec Marie-Madeleine, une vraie liaison amoureuse, n'est-ce pas, avec naissance d'une fille cachée, secret occulté par l'Eglise catholique, et surtout par le cabinet noir de l'Opus Dei. Je lui fais courtoisement remarquer que l'étrange Dieu de la Bible a eu, semble-t-il, l'inspiration soudaine d'engendrer un fils par des voies impénétrables, c'est l'histoire bien connue de la Vierge Marie, mère de Dieu, mais aussi, par là même, fille de son fils, ce qui va assez loin comme proposition incroyable. Je vais jusqu'à lui citer le vers célèbre de Dante au début du dernier chant de son Paradis : « Vierge Mère, fille de ton fils. » Je vois qu'elle m'écoute distraitement, ébranlée malgré tout par le Da Vinci Code. Dante n'est pas très à la mode, c'est vrai. Revenons donc à la sexualité, sans laquelle on ne voit pas comment le cinéma pourrait survivre. Le cinéma, c'est-à-dire le bavardage global. Vous ne voudriez tout de même pas interrompre ce flot crucial ? Va pour Marie-Madeleine et le sombre complot millénaire du Vatican jusqu'à l'Opus Dei ou, plus exactement, l'Opus Diaboli. Ça marche. 
 
Peter Handke 
 
Il ne fallait pas, bien entendu, déprogrammer la pièce de Peter Handke à la Comédie-Française. Le plus curieux, ce sont les justifications de Handke lui-même, gênées, tarabiscotées, pseudo-sérieuses, et, finalement, obscures. On a l'impression qu'il a perdu, sur ce sujet, tous ses dons d'écrivain. Comédie pour comédie, on s'indignera d'un autre scandale : le fait que le milliardaire Pinault, dans sa collection d'art moderne du Palazzo Grassi, à Venise, ose abriter un portrait de Mao par Andy Warhol. Un très beau tableau, soit, mais sans aucune agressivité, au contraire. N'est-il pas effarant de présenter au public, sans précaution ni avertissement, le portrait complaisant d'un des plus grands criminels de l'Histoire ? Cette oeuvre perverse devrait être brûlée ou jetée dans le Grand Canal. Vous me dites qu'elle vaut très cher, mais raison de plus. J'attends un mouvement de protestation, une manifestation, une pétition. Les artistes n'ont pas tous les droits, quand même. Qu'a voulu dire exactement Warhol en mettant sur le même plan plastique Mao et Marilyn Monroe ? N'y a-t-il pas là une immoralité inquiétante? Mao était-il l'homme que Marilyn aurait pu aimer ? Qui sait ? 
 
Le cigare de Freud 
 
La purification du passé sera une longue marche. Déjà, pour l'exposition Sartre à la BNF, il avait fallu effacer, dans une photo, le mégot qu'il tenait entre ses doigts. Mais je m'offusque, aujourd'hui qu'on célèbre la mémoire de Freud, de voir reparaître les clichés où il pose, en bourgeois satisfait, avec un cigare. Ce cigare est arrogant, nanti, dogmatique, réactionnaire, suspect, phallocratique, machiste, malsain. On devrait le faire disparaître. Mauvaise influence : Lacan lui-même n'arrêtait pas, avec désinvolture, de mâchonner des cigares tordus. Ah, il faut se méfier de la psychanalyse. 
 
Philippe Sollers 
Le journal du mois 
Le Journal du Dimanche du 28 mai 2006  
 
 
AVRIL 2006 
 
Irréalité 
 
Il s’est bien entendu passé quelque chose, mais quoi ? Les mots les plus ressassés, sur fond de manifestation de slogans et de discours ronflants, ont été, et restent, « emploi », « embauche », «précarité », « débouché ». Il faudrait être bouché, ou singulièrement débauché, pour ne pas les entendre jusqu'au vertige. La première embauche, la nouvelle embauche ouvrent elles vers des débouchés ? Où irions-nous, où irait la jeunesse, sans emplois et sans débouchés ? « Nous avons eu la peau du cépéheu », clame un syndicaliste très remonté. A-t-il été abrogé, ce fameux cépéheu ? Non, mais remplacé, amendé, écorné, atténué, raboté, et finalement retiré, sans pour autant calmer les esprits, puisque le problème de l'emploi, de l'embauche, de la précarité et des débouchés reste le même. A chaque époque ses dimensions: il y a eu Napoléon le Grand, et puis Napoléon le Petit. De Gaulle a eu droit à un grand 68, Chirac et Villepin à un minuscule. Dans la foulée, fallait-il interdire en hâte de fumer dans tous les endroits publics? La décision, d'une immense urgence, semble reportée pour l'instant, autre preuve de la fumisterie gouvernementale. L'idée de cellules à fumer spéciales dans les bars est pourtant grandiose. Tous les tarés de la cigarette comprimés ensemble dans l'irrespirable et la cancérisation assurée, voilà qui ne manque pas de gueule. Sécurité, santé, propreté, embauche, emploi, débouché. 
 
Pauvre Chirac 
 
On le regrettera, le pauvre Chirac. Avec lui, c'est toute une vieille France qui s'effondre. Mitterrand était l'oncle, Chirac le grand fils de son épouse et mère, un peu mécanique, soit, mais tellement adapté à la vénérable République radicale-socialiste. Oui, on regrettera son côté chef de rang de grand restaurant, sa passion pour la tête de veau, sa familiarité sans pareille avec les vaches, sa dégaine, ses poignées de main au hasard, ses frais de bouche, sa baraka abracadabrantesque, ses ruses, son innocence, sa jambe agitée. Devait-il se laisser séduire à ce point par le flamboyant Villepin? Sarkozy n'a-t-il pas tourné ce Bonaparte imprudent sur la gauche, avant de se rabattre sur la droite par une manœuvre risquée? Pour l'instant, Le Pen et Villiers font beaucoup de bruit, et n'oubliez pas, si vous prenez l'avion à Roissy, de regarder de près l'allure de vos bagagistes. Un Moussaoui, schizophrène et paranoïaque, peut en cacher un autre, et paf, vous vous retrouvez en chute libre sur l'Arc de Triomphe. De toute façon, si vous n'aimez pas la France, vous n'avez qu'à aller voir ailleurs. Oui, pauvre Chirac, avec sa façon, étonnamment imitable, d'articuler « mes chers compatriotes » les grands soirs de vœux. Pauvre vieille souche de Corrèze poussée vers une triste précarité sans débouché ! 
 
Ségolène superstar  
 
Regardez une carte de l'Hexagone. Les régions les moins touchées par l'explosion de Tchernobyl sont indubitablement à l'ouest, tenez, par exemple le Poitou Charentes. Le salut vient de là, tout le monde le sent, le pressent. Le prix du baril s'envole, le nucléaire iranien fait flamber la planète à l'horizon, le Hamas vous angoisse, Ben Laden vient de refaire coucou sur sa chaîne de télévision préférée (document audio authentifié), le tourisme en Egypte n'est pas vraiment conseillé, Katmandou a bien changé depuis son époque mystique, vous avez le bonjour du camarade Battisti en cavale quelque part dans l'hémisphère Sud, à moins qu'il ne soit passé au Nord. Les Renseignements généraux de moins en moins renseignés sont sur les dents, tiraillés par des conflits internes. La marine nationale perd son sonar très coûteux en pleine mer. L'affaire Clearstream (quel nom!) vous échappe dans les ténèbres, vous ne savez plus qui est le corbeau de qui, ni même s'il y a un vrai corbeau dans cette forêt profonde. Avouez-le: vous êtes perdu, vous vous dirigez donc instinctivement vers le Poitou, vers les Charentes. Et, là, miracle : vous trouvez un climat tempéré, de merveilleuses vaches sont allongées pour vous dans les prés, une claire maison apparaît, et, sur le pas de la porte, une femme en tailleur rose vous accueille avec un grand sourire qui dit oui à votre désir d'avenir. Elle vous demande gentiment ce que vous voulez, vous hésitez un peu à lui répondre, vous percevez que, derrière son affabilité attentive, se tient un vrai caractère qui n'hésitera pas à vous réprimander si votre conduite laisse à désirer. En tout cas, elle semble vous écouter, c'est toujours ça par les temps qui courent. Vous avez entendu tout le mal que disent d'elle ses concurrents mâles de la tribu socialiste, sans parler de la jalousie féminine qu'elle déclenche presque automatiquement, vous êtes donc étonné qu'elle persiste, ou du moins son image, dans la publicité des sondages. Qu'est-ce que cela veut dire? Peut-être, simplement, que le Spectacle a ses lois. À 80 ans, la reine Elisabeth d'Angleterre vient de vous montrer un délicieux bibi framboise. Elle est en pleine forme, et Ségolène Royal aussi. Est-ce vraiment un hasard si les Anglais s'installent de plus en plus dans le sud-ouest de la France? Vous dites que Ségo n'a pas de programme, qu'elle n'est pas vraiment de gauche, que son féminisme est douteux, qu'elle va disparaître au creux de l'été, qu'elle va être rattrapée par la dure réalité? C'est possible mais, pour l'instant, Ségo bat Sarko. 
 
Rome  
 
Plutôt Prodi que Berlusconi? Bien sûr. Après ça, bonjour la confusion, les carambolages, les coups tordus, les rivalités hétéroclites, toujours le Spectacle et ses lois. L'Italie est un pays de pointe en la matière, et, à vrai dire, on a chaque fois l'impression que l'Italie fonctionne toute seule, on ne sait jamais très bien comment ni pourquoi. La star de Rome, n'en déplaise aux autres religions comme aux incroyants courants, est quand même le pape, le nouveau, l'Allemand, Ratzinger, autrement dit Benoît XVI. Pour rien au monde, je ne manquerais la retransmission de la bénédiction urbi et orbi du dimanche de Pâques à midi, devant, chaque fois, une foule considérable. La proclamation de la résurrection du Christ en plus de cinquante langues est la plus surréaliste qui soit. Imaginez le travail, intonation, changements d'accents, répétitions, et, sans doute, rêves. La moindre faute serait un crash. 
Là-dessus, les vaticanologues s'interrogent. Ce pape est secret, réservé, solitaire, réfléchi, ce n'est pas un bon client pour les journalistes. Il tranche avec le style rock de son prédécesseur. N'est-il pas élitiste, aristocratique? Il a une voix un peu flûtée, sa virilité n'est pas évidente, il se lève tôt, se couche tôt, n'invite personne à sa messe du matin, et convie très peu de monde à sa table. On l'entend souvent jouer du Mozart au piano. Un spécialiste du Messagero se demande s'il habite bien « ce monde où résonnent aujourd'hui des tragédies, wagnériennes avec des héros païens ». Henri Tincq, dans Le Monde, renchérit dans un article intitulé « La petite musique de Benoît XVI ». Question: « Le pape Ratzinger est-il taillé pour affronter les drames wagnériens de la planète, ou restera-t-il l'homme de la petite musique mozartienne?» On peut se demander ce que les commentateurs des caves ou des greniers du Vatican diraient si un pape allemand choisissait de faire jouer du Wagner dans ses appartements. Je ne savais pas, quant à moi, que Mozart était de la « petite musique ». Il est vrai que l'équation Pape Mozart a un air étrange : quelque chose me dit pourtant qu'elle dérange le Diable, dont nous pouvons moins douter que de Dieu. 
 
Sartre-Beauvoir  
 
Dans le genre assommant et presque sans arrêt ridicule, la télévision a diffusé un film sur Sartre et Beauvoir, ou plutôt sur Beauvoir et Sartre. L'actrice bredouillait tellement dans les basses qu'on ne comprenait qu'un mot sur dix de son discours. Elle semblait abattue, romantique, mélancolique, surplombant un Sartre-roquet dont on avait du mal à percevoir la nausée, l'être, le néant, l'existence, la liberté. Ça s'appelait (et c'est tout dire) Les amants du Flore. Bref, des clichés, comme si, au fond, ces deux-là n'avaient rien écrit ni vraiment pensé. Beauvoir et Sartre décaféinés? Voilà l'époque. Sans parler de la politique qui évolue vers une cocasserie sinistre, jamais, sans doute, le mépris des livres et de la pensée n'a été aussi massif et bassement stipendié.«Ça a toujours été comme ça », me dit quelqu'un. Et c'est vrai. Et puis non, ce n'est pas vrai:il y avait des résistances diverses mais là, on dirait que le système nerveux lui-même est atteint par une sorte de lésion molle, une maladie de haine du passé. 
 
Clausewitz  
 
Le De la guerre, de Clausewitz (1780-1831) est un chef-d’œuvre, méconnu comme tous les chefs-d’œuvre. En voici une édition abrégée, traduction de l'allemand et présentation de Nicolas Waquet (1)Tentative unique en Occident pour penser le phénomène de la guerre ? 
Mais oui. On connaît la phrase fameuse: « La guerre n'est que la poursuite de la politique par d'autres moyens.» Mais il faut entrer dans les détails de ce livre prodigieux de clarté et d'intelligence. Guy Debord l'aurait mis dans sa poche, tout en considérant avec un sourire la parution de ses propres OEuvres dans la collection Quarto (2). Il relirait une fois de plus ce passage: « Nous voyons donc que, dans le fond, l'absolu, la prétendue mathématique ne trouve aucune base ferme pour les calculs de l'art de la guerre. Dès le début s'y mêle un jeu de possibilités, de probabilités, de chance et de malchance qui court dans tous les fils fins ou épais de sa trame; de toutes les ramifications de l'activité humaine c'est du jeu de cartes que la guerre se rapproche le plus.»  
Voilà, le Quarto Debord, Clausewitz, vous avez vos lectures de base, vous entrez dans la véritable histoire du temps, le jeu, la guerre. 
Clausewitz: « Si nous allons plus loin dans ce que la guerre exige de ceux qui s'y consacrent, nous rencontrons, dominante, la puissance intellectuelle. La guerre est le domaine de l'incertitude. Les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l'action flottent dans le brouillard d'une incertitude plus ou moins épaisse. C'est donc dans ce domaine plus qu'en tout autre qu'une intelligence fine et pénétrante est requise, pour discerner la vérité à la seule mesure de son jugement." Clausewitz insiste sur le « coup d’œil » et la « présence d'esprit » comme « capacité supérieure à vaincre l'imprévisible ». Et encore: « Répétons-le: une âme forte n'est pas une âme simplement susceptible de puissants élans, mais une âme capable de garder son équilibre dans les élans les plus puissants. Si bien que, malgré les tempêtes qui se déchaînent dans sa poitrine, son discernement et ses convictions conservent toute leur finesse pour jouer leur rôle, comme l'aiguille du compas sur le navire en pleine tourmente.» Et encore: « Il faut croire solidement à la vérité supérieure des principes éprouvés et ne pas oublier que, dans leur vivacité, les impressions momentanées détiennent une vérité d'un caractère inférieur. Grâce à cette prérogative que nous accordons dans les cas douteux à nos convictions antérieures, grâce à la fermeté à laquelle nous nous y tenons, notre action acquiert cette stabilité et cette continuité que l'on nomme caractère. »  
 
Le feu d'Héraclite  
 
Clausewitz a connu les champs de bataille, la mitraille, les boulets, la mêlée sanglante des combats rapprochés. Il a réfléchi et pensé au milieu du feu. Plus près de nous, Erwin Chargaff, un biologiste à qui on doit une percée décisive dans la découverte de l'ADN, écrit ceci dans ses Mémoires étonnants (3): « Ma vie a été marquée par deux découvertes scientifiques inquiétantes, la fission de l'atome et l'élucidation de la chimie de l'hérédité. Dans un cas comme dans l'autre, c'est un noyau qui est maltraité: celui de l'atome et celui de la cellule. Dans un cas comme dans l'autre, j'ai le sentiment que la science a franchi une limite devant laquelle elle aurait dû reculer. » Chargaff, dont j'ai honte d'avouer que je ne connaissais pas le nom, a vécu à Vienne dans sa jeunesse, s'est passionné pour Karl Kraus, et fait preuve, tout au long de son récit, d'une culture littéraire très vaste. Il écrit aussi: « Il existe des liens mystérieux entre le cerveau et la langue, et l'insensibilité, la brutalité avec lesquelles on l'emploie aujourd'hui comme si elle n'était qu'un outil commode pour communiquer avec des clients, le plus court chemin du producteur malin au consommateur naïf, me sont toujours apparues comme le signe avant-coureur le plus menaçant d'une bestialisation naissante. » Chargaff, dont la mère a disparu dans les camps d'extermination nazis, a vécu à New York jusqu'en 2002. Il est mort à 97 ans. Non seulement l'ADN, donc, mais toute l'histoire du dernier siècle. 
 
(1) Rivages poche. (2) Gallimard. (3) Viviane Hamy. 
 
Philippe Sollers, Le Journal du mois, 
Le Journal du Dimanche du 30avril 2006. 
 
 
MARS 2006 
 
ÉTRANGE VILLEPIN 
 
Je crois que tout le monde se trompe sur Dominique de Villepin. C’est un romantique, un poète, une âme de feu, un ténébreux, un inconsolé et, au fond, un dangereux gauchiste. Il voit la France affaiblie, traînante, douteuse, oublieuse d’elle-même et de son glorieux passé qui va des cathédrales à l’Empire, de la Commune à de Gaulle, d’Austerlitz à Mai 68. Il s’émeut, il rougit, il a honte. Il veut réveiller les énergies, tenter un électrochoc, provoquer une insurrection salvatrice. Contrairement à un Chirac fatigué qui laisserait le pays glisser vers la décadence irréversible, il a l’audace de vouloir faire une révolution contre lui-même. Il appelle la jeunesse à se révolter, il la défie, la bafoue, la précarise, incarne tout à coup tous les fantasmes de l’Ancien Régime, se réjouit devant les premières voitures brûlées, trouve que les barricades tardent, ressent profondément en lui-même la colère et l’ivresse des manifestants. 
 
Levez-vous, orages désirés, murmure-t-il en faisant son jogging matinal. Les poèmes qu’il écrit fiévreusement la nuit, après une journée épuisante de négociation inutiles, sont des visions hallucinées de désordre, de tourbillons, de charges et de contre-charges incessantes. Il fait feu sur le quartier général et le ministère de l’Intérieur. Il se voit en monarque, en sauveur, en sans-culotte, en gargouille, en requin, en mouette, en mamelouk sous les pyramides d’Egypte. Quarante siècles le contemplent, et il faudrait perdre son temps au milieu des syndicats, des présidents d’université, des députés connards, des petits intérêts sociaux ? Ah non, plutôt la rue, les cris, les slogans, les pancartes, la grande rumeur d’un peuple enfin réveillé. Villepin, ne l’oublions pas, est un voleur de feu, un éternel Rimbaud qui aspire à une malédiction secrète. Qu’ils me haïssent, si ça peut enfin les faire bouger. Libération, son journal complice, a raison de l’appeler « le forcené de Matignon ». Le Canard enchaîné et Les Inrockuptibles, autres supports du complot, ne sont pas en reste. Son copain Giesbert, dans son dernier livre, l’attaque sans ménagements ? C’est parfait, la légende prend corps, elle s’amplifie, elle fonctionne. 
 
GIESBERT 
 
On dit que Giesbert roule pour Sarkozy ? Quelle erreur ! Giesbert, c’est dans sa nature, sait où il faut frapper pour marquer les imaginations. Villepin ? Un type qui aime les coups tordus, un spadassin de l’ombre. Et surtout un mec qui en remet dans le style troupier inauguré par Chirac. Ce ne sont que « couilles » par-ci, « couille » par-là, sans parler de « trouillomètre à zéro », et autres délicatesses du même genre. « Moi, j’ai des couilles », semble répéter Villepin à longueur de temps. On mesure ici les progrès sensationnels de la volonté politique. « Avez-vous des couilles ? » demande Villepin au peuple anesthésié, aux chômeurs, aux femmes, aux jeunes. Et cette merveille : « La France veut être prise, ça la démange dans le bassin. » Voilà un programme simple, osé, concret, enthousiaste. De même que, dans les temps héroïques de la République, il a bien fallu prononcer la séparation de l’Église et de l’État, de même il serait temps de célébrer les noces de l’État et des couilles. Oublions la grippe aviaire, le moustique chikungunya, l’avenir sombre et les dévastations en tout genre. Les couilles, vous dis-je, les couilles. Celles de Chirac sont en berne, on va voir si celles de Sarkozy tiennent le coup dans ce duel de titans. On comprend que Poutine apprécie, en expert, la dégaine de Villepin, même s’il le trouve trop ardent et, précisément, trop gauchiste. Jouer avec le feu c’est bien, mais s’agiter sans avoir un parti derrière soi, c’est dangereux, l’histoire le prouve. Cependant à la place de Villepin, qui ? Borloo ? Alliot-Marie ? Vous voulez rire. Les notables usés socialistes ? Quel ennui. Ségolène ? Pourquoi pas, si elle promulgue tout de suite une loi de séparation de l’État et des couilles. Un peu de repos nous fera du bien. 
 
REPÉRAGE 
 
Il faut observer les enfants dès leur plus jeune âge, savoir repérer s’ils n’ont pas des troubles du comportement annonçant une délinquance future, une nature antisociale, une barbarie potentielle qu’il serait mieux d’étouffer dans l’œuf. L’enfant, on ne le sait pas assez malgré Freud, est un pervers polymorphe dont les tendances subversives peuvent être appréciées très tôt. Les mères doivent ici redoubler de vigilance, saisir des anomalies, prévenir les autorités. Le petit Villepin, par exemple, avec sa manie de griffonner, dès l’âge de sept ans, des brides poétiques incompréhensibles, aurait dû éveiller l’attention. Trop tard. Mais qui évaluera précisément ces colères du bébé, puis du jeune garçon ou de la petite fille ? Comment distinguer un vrai Rimbaud d’un faux ? Le jeune Sade aurait pu être arrêté à temps. Même chose avec le petit Baudelaire. L’enfant Proust a les yeux bien cernés : il a dû contracter de mauvaises habitudes. Le gamin Céline n’a-t-il pas une attitude trop renfermée, annonciatrice d’explosions futures ? Méfiez-vous de l’eau qui dort. Qui aurait pu soupçonner chez la douce et tranquille Charlotte Corday, la tueuse du citoyen Marat (lisez, à ce sujet, l’excellente biographie de Jean-Denis Bredin, toute ruisselante du sang de l’époque) (1) ? Comment deviner, sous le masque angélique et mystique de la petite Dominique Aury, la germination vénéneuse du scandaleux roman Histoire d’O ? Là encore, une biographie passionnante et très documentée nous apporte révélations sur révélations sur les coulisses littéraires et politiques d’il y a cinquante ans (2). Tout cela est vieux ? Sans doute, mais très instructif. Question : que se passait-il réellement et souterrainement ces jours-ci qui ne sera révélé que dans cinquante ans ? Les paris sont ouverts. 
 
MILOSEVIC 
 
Milosevic est mort dans sa cellule du Tribunal international de La Haye de façon obscure. Cinquante mille partisans viennent l’accompagner vers sa dernière demeure. Sa femme, Mira, surnommée « la sorcière rouge », fait lire à son enterrement une déclaration rédigée depuis Moscou. « Du premier jour de lycée jusqu’à ce jour honteux où tu as été enfermé, nous n’avons jamais été séparés. Je t’ai attendu pendant cinq longues années. Tu n’as pas pu me rejoindre, maintenant toi, attends-moi. » Fidèle à ses convictions communistes, cette veuve énergique avait interdit toute manifestation religieuse. Pas de pope orthodoxe, donc, pour son mari. Lequel, en entendant dans son cercueil les mots d’amour de son épouse, « attends-moi », aurait gémi, selon certains témoins dignes de foi : « Non ! pas ça ! » 
 
CRIME ET FARCE 
 
La justice italienne vient de le révéler : l’attentat contre Jean-Paul II, en 1981, à Rome, a bel et bien été ordonné par le vieux Brejnev lui-même, et exécuté par les services secrets de l’armée ex-soviétique, via les services bulgares. Les preuves sont là, et, comme on s’en doute, elles n’ont pas été facilitées par l’aimable Poutine. J’ai écrit un roman sur ce sujet : Le secret (3). Bernard Pivot s’en souvient peut-être : sur le plateau d’Apostrophe, en 1982, j’ai dit immédiatement que cet attentat était d’origine russe pour éliminer un Polonais subversif. André Frossard, qui se trouvait là pour un livre sur le pape, m’a aussitôt repris en me disant qu’il ne fallait pas avoir une conception policière de l’Histoire. Eh si. 
 
Dans le genre farce, l’ineffable Raël, au nom de sa secte très hostile, bien sûr, à l’Eglise de Rome, vient de nommer « prêtre honoraire » le sympathique Michel Onfray. Ce dernier proteste, mais le fait est là : on a beau être athée, on n’en est pas moins prêtre honoraire. L’autre prêtre honoraire réalisé n’est autre que Michel Houellebecq. Bizarre époque, il faut prendre ses précautions. Malgré mes tendances hédonistes, je ne pense pas être réalisable, mais sait-on jamais ? Exorcisons ce danger : je ne suis qu’un humble pécheur de l’Eglise catholique, apostolique et romaine. Tout ce que dit Benoît XVI me paraît sensé. Après quoi, retour aux choses sérieuses.  
 
BHL 
 
Qui parle ainsi du Dieu protestant américain : « Un Dieu idole ; un Dieu quasi païen ; un Dieu qui se montre tout le temps ; un Dieu qui ne s’arrête jamais de parler ; un Dieu qui est là, derrière la porte ou le rideau, et ne demande qu’à se manifester ; un Dieu sans mystère ; un Dieu good guy ; un presque-humain, un bon Américain, un qui vous aime un à un, vous entend si vous lui parlez, vous répond si vous le lui demandez, Dieu, l’ami qui vous veut du bien. » Eh bien Bernard-Henri Lévy, dans son dernier livre American Vertigo, reportage analytique très réussi sur les Etats- Unis d’Amérique (4). Ce qui est drôle, avec Lévy, c’est qu’il se force à être pro-américain alors que la plupart de ses descriptions constatent la folie du lieu, son puritanisme accablant, sa lourdeur, ses mensonges, sa mémoire trafiquée, sa saturation automatique.  
 
Là encore, tout le monde se trompe sur Lévy. On n’arrête pas de l’attaquer, de le traiter d’imposteur, et personne ne semble se douter que c’est lui qui mène la danse, suscite six biographies de lui, manipule Libération, Les Inrockuptibles , Le Canard enchaîné et jusqu’à une feuille de chou comme Royaliste. Les insultes pleuvent ? Très bien. Encore. Quel talent ! Il a ses possédés et ses possédées qui en rajoutent dans la bassesse et la bave, c’est intéressant à voir (pas longtemps) comme des présentations de malades à Sainte-Anne. Lévy, grand déclencheur d’hystérie. Lévy, jalousé à mort. Lévy diabolisé par la France profonde. Il arrive, publie un livre, fait quelques apparitions à la télévision, s’agite comme un chiffon rouge, et ça marche. Il a compris cette grande loi fondamentale : faire travailler, sans relâche, l’adversaire pour soi. Après quoi, il reprend l’avion et poursuit sa vie luxueuse, augmentant ainsi la rage infantile de ses admirateurs haineux. Tout un art.  
 
[u]MURAY[/u] 
 
Nous avons été très amis, et je ne le regrette pas. J’ai publié de lui deux livres très importants, un Céline et le XIXe Siècle à travers les âges. Ce dernier essai est un chef-d’œuvre, et qui est là pour longtemps. Après quoi, il semble que nous soyons brouillés pour des raisons apparemment politiques (on donne ces raisons-là plutôt que de s’expliquer sur le fond, ce qui serait trop complexe et trop long). Muray s’est mis, de plus en plus, à parler de ce qu’il détestait dans notre époque, au point de trouver des partisans qui se soucient peu de ses lectures (vastes) et de ses intérêts réels (métaphysiques cachés).L’ennuyeux, lorsqu’on restreint son discours à ce qu’on déteste, sans plus parler de ce qu’on aime, est le risque de renforcer en soi ce qu’on déteste. C’est malheureusement une loi. Maintenant que Muray est mort beaucoup trop tôt, je garde le souvenir de l’ami et du charmant camarade de combat. J’oublie le reste. 
 
VOLTAIRE 
 
Et voici enfin de l’esprit pour un monde sans esprit : Les écrits autobiographiques de Voltaire (5). Début des Mémoires : « J’étais las de la vie oisive et turbulente de Paris, de la foule des petits maîtres ; des mauvais livres imprimés avec approbation et privilège du roi ; des cabales des gens de lettres, des bassesses et du brigandage des misérables qui déshonoraient la littérature. Je trouvais en 1733 une jeune dame qui pensait à peu près comme moi, et qui prit la résolution d’aller passer plusieurs années à la campagne pour y cultiver son esprit loin du tumulte du monde. C’était Mme la marquise du Châtelet, la femme de France qui avait des dispositions pour toutes les sciences. » 
Heureux Voltaire, qui a pu, plus tard, se reposer sur sa nièce et maîtresse, lui écrivant ainsi de Berlin, le 26 décembre 1750 : « Je vous écris à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée parce que la Sprée tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer, et que la mer reçoit la Seine, et que notre maison à Paris est assez près de la Seine… » Et plus loin : « Variété, c’est ma devise. J’ai besoin de plus d’une consolation. Ce ne sont point les rois, ce sont les belles-lettres qui la donnent. » 
 
(1)Fayard. (2)Léo Scheer. (3)Folio. (4)Grasset. (5)GF Flammarion. 
 
Philippe Sollers 
Journal du mois 
Le Journal du Dimanche du 26 mars 2006.  
 
 
FEVRIER 2006 
 
Mahomet 
 
Il faut s’y faire : Mahomet est désormais la grande vedette du spectacle mondial. Je m’efforce de prendre la situation au sérieux, puisqu’elle est très sérieuse, mais je dois faire état d’une certaine fatigue devant la misère de son ascension au sommet. Bien entendu, je me range résolument du côté de la liberté d’expression, ma solidarité avec Charlie Hebdo et le Canard enchaîné est totale, même si les caricatures, en général, ne sont pas ma forme d’art préféré. Que ces inoffensives plaisanteries, très XIXe siècle, puissent susciter d’intenses mouvements de foules, des incendies, des affrontements, des morts, voilà qui est plus pathologiquement inquiétant, à supposer que le monde où nous vivons soit tout simplement de plus en plus malade. Il l’est, et il vous le crie. Là-dessus, festival d’hypocrisie générale qui, si mes renseignements dans l’au-delà sont exacts, fait lever les maigres bras épuisés de Voltaire au ciel. On évite de se souvenir qu’il a dédié, à l’époque, sa pièce Mahomet au pape Benoît XIV, lequel l’en a remercié très courtoisement en lui envoyant sa bénédiction apostolique éclairée. Vous êtes sûr ? Mais oui. Je note d’ailleurs que le pape actuel, Benoît XVI, vient de reparler de Dante, avec une grande admiration, ce qui n’est peut-être pas raisonnable quand on sait que Dante, dans sa Divine comédie, place Mahomet en Enfer. Vérifiez, c’est au chant XXVIII, dans le huitième cercle et la neuvième fosse qui accueillent, dans leurs supplices affreux, les semeurs de scandale et de schisme. Le pauvre Mahomet (Maometto) se présente comme un tonneau crevé, ombre éventrée « du menton jusqu’au trou qui pète » (c’est Dante qui parle, pas moi). Ses boyaux lui pendent entre les jambes, et on voit ses poumons et même « le sac qui fait la merde avec ce qu’on avale ». Il s’ouvre sans cesse la poitrine, il se plaint d’être déchiré. Même sort pour Ali, gendre de Mahomet et quatrième calife. Ce Dante, impudemment célébré à Rome, est d’un sadisme effrayant et, compte tenu de l’œcuménisme officiel, il serait peut-être temps de le mettre à l’index, voire d’expurger son livre. Une immense manifestation pour exiger qu’on brûle solennellement me paraît même inévitable. Mais ce poète italien fanatique n’est pas le seul à caricaturer honteusement le Prophète. Dostoïevski, déjà, émettait l’hypothèse infecte d’une probable épilepsie de Mahomet. L’athée Nietzsche va encore plus loin : « Les quatre grands hommes qui, dans tous les temps, furent les plus assoiffés d’action, ont été des épileptiques (Alexandre, César, Mahomet, Napoléon). » Il ose même comparer Mahomet à saint Paul : « Avec saint Paul, le prêtre voulut encore une fois le pouvoir. Il ne pouvait se servir que d’idées, d’enseignements, de symboles qui tyrannisent les foules, qui forment les troupeaux. Qu’est-ce que Mahomet emprunta plus tard au christianisme ? L’invention de saint Paul, son moyen de tyrannie sacerdotale pour former des troupeaux : la foi en l’immortalité, c’est-à-dire la doctrine du "jugement". » 
 
On comprend ici que la question dépasse largement celles des caricatures possibles. C’est toute la culture occidentale qui doit être revue, scrutée, épurée, rectifiée. Il est intolérable, par exemple, qu’on continue à diffuser L’enlèvement au sérail de ce musicien équivoque et sourdement lubrique, Mozart. Je pourrais, bien entendu, multiplier les exemples, mais je ne voudrais pas que le Journal du Dimanche ait des ennuis à cause de moi. 
 
Outreau 
 
Les innocents ont été acquittés, le juge jugé de façon télévisée, tout est nettoyé, le soulagement est extrême. Le juge Burgaud avait l’air de passer son bac devant des examinateurs prospères. Il n’en menait pas large, il bafouillait, il relisait sa copie, il pensait avoir fait son devoir, mais non, il était collé à l’oral, et avec lui toute l’institution judiciaire. On finissait par oublier qu’il y avait eu des coupables, à commencer par l’incroyable Myriam Badaoui, grande figure de la maladie du temps. Scène dantesque ? Oui, mais à la mesure étriquée de notre époque. L’enfer est désormais grisâtre, sinistre, ennuyeux, administratif, tocard. Misère, misère, comme les tortures infligées au pauvre Ilan par le gang antisémite dirigé par « le cerceau des barbares ». Fourmillement de petits enfers partout, déferlement de banlieue. Vous ajoutez dans le film le Clemenceau à la dérive, Alliot-Marie humiliée, Chirac à la course aux contrats à Bangkok et à New Delhi, la controverse autour du CPE avec ses envolées oratoires, et vous obtenez un vide assez conséquent. Il nous manque ici le grand roman qui envelopperait tout cela dans un style rude et tragique. Marguerite Duras, aujourd’hui, trouverait, de façon forcément sublime, l’angle qu’il faut. Elle écrirait un bref récit fulgurant, L’amiante. 
 
Frêche 
 
Il paraît que l’inénarrable Georges Frêche s’est excusé et que l’incident est clos. C’est du moins ce que disent les socialistes, soucieux de ménager une puissance électorale locale qui les déshonore périodiquement. Traiter les harkis de « cocus de l’Histoire », de lâches « s’étant laissé égorger comme des porcs », et enfin de « sous-hommes » ne serait donc qu’un incident. Là encore, on croit rêver. Je rappelle que le même Frêche, il n’y a pas si longtemps, voulait refusiller les cadavres de Drieu La Rochelle et de Céline, mise en scène un peu compliquée et déclaration à la Mahomet. Eh bien non, l’incident n’est pas clos, et il ne pourra l’être (et encore) que lorsque le Parti socialiste aura exclu ce membre extravagant. Frêche se prend peut-être pour un surhomme, mais son miroir l’abuse. « N’importe quel trou du cul, disait Céline, se voit Jupiter dans la glace. » Il serait temps de siffler la fin de ces guignolades obscènes, excuses forcées, surdité éléphantesque, piteuse révélation du micmac ambiant.  
 
 
Aviaire 
 
Les oiseaux migrateurs sont-ils devenus musulmans ? On le chuchote, on le craint, on imagine là une ruse supplémentaire de l’insaisissable Ben Laden. Certains ont même entendu des cygnes râler, dans leur dernier chant, le nom d’Allah. Quoi qu’il en soit, on n’a jamais vu autant de volatiles, de volailles, de canards suspects. Vacciner toute cette volière rentable risque de prendre du temps, et le coq gaulois est soucieux, on le comprend, devant cette attaque céleste. Le moustique s’y met, lui aussi, il se pique de faire parler de lui comme le premier cygne venu. Hitchcock aura donc été prophète avec son grand film Les oiseaux. Remarquez pourtant l’évolution diabolique : l’introduction du virus mutant, invisible à l’œil nu, est un ressort dramatique puissant. Le gouvernement nous rassure, dit qu’il a la situation bien en main, nous verrons bien le mois prochain, je mangerai des œufs et un peu de poulet quand même. Ici, un aveu personnel : un des plus 
beaux tableaux du monde, érotiquement suggestif, a toujours été pour moi Léda et le cygne de Véronèse. On voit une splendide Vénitienne nue avec bijoux, sur laquelle Dieu (pardon, Zeus) se dispose à opérer une pénétration profonde. Zeus, pour s’unir à une mortelle, s’est transformé en un magnifique cygne blanc, et déjà son bec jaune entre dans la bouche entrouverte de la voluptueuse pâmée (ce n’est pas tous les jours qu’on fait l’amour avec le Divin lui-même). Une reproduction de cette scène mystique m’accompagne depuis l’enfance. Je m’étonne aujourd’hui que Véronèse n’ait pas été davantage inquiété par l’Inquisition, les papes ont donc laissé passer ce genre de fantaisie hautement condamnable mais électrisante, d’un surréalisme rarement égalé. A vrai dire, les dieux grecs, et surtout les déesses, nous manquent, ils nous boudent depuis longtemps, ils ont fui loin de nous, et j’ai peur de me retrouver seul avec eux. Tant pis, je les garde. Cela dit, Zeus voudrait-il encore se métamorphoser en cygne pour assouvir son désir passager sur une splendide femme épanouie ? N’aurait-il pas peur d’être infecté et de transmettre sa grippe aviaire à sa partenaire ? Ce tableau lui-même n’est-il pas condamnable aux yeux du sourcilleux Mahomet ? 
 
 
Verdun 
 
On commémore ces jours-ci la grande bataille de Verdun, qui a commencé en 1916. Le plus effarant (ça devient automatique) est de faire évoluer des figurants sur le lieu même d’un des plus grands massacres de l‘Histoire : la boue, les tranchées, les poilus, les baïonnettes, les gaz asphyxiants, les obus, les mitrailleuses, les cris, les hurlements. Les figurants sont en costumes d’époque. Ils font du théâtre d’effacement. « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs », a dit Baudelaire. Tous les malheurs de l’Europe commencent en 1914-1918. Il paraît que cette boucherie insensée a été glorieuse, héroïque. On a quand même réhabilité les mutins qui refusaient de monter à l’attaque pour rien. Un journal a publié récemment une photo unique montrant l’exécution d’un réfractaire de cette trempe, honneur au mutin inconnu. Les soldats sont conviés à assister à ce supplice pour l’exemple, un officier lève son sabre pour commander le peloton des fusilleurs, on voit les fumées des coups, mais le plus curieux, ce sont les impacts blanchâtres situés sur la butte derrière le condamné à mort. Certains soldats, commis d’office à cette brillante démonstration de discipline, ont donc tiré à côté, au-dessus,. Ils n’ont pas obéi, c’est leur grandeur. On sait que seulement 10 ’individus, placés dans des conditions où ils doivent tuer leurs semblables, résistent pour des raisons qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. L’expérience a été faite, il y a longtemps aux Etats-Unis, c’est la fameuse démonstration de Milgram. 90 uivent les ordres, 10 ont en état de mutinerie. Dans ces 10 on trouve de tout, des croyants, des incroyants, des névrosés, des corps un peu trop sensibles qui ont à ce moment-là des embarras gastriques, et même des individus tout simplement de bon goût. Le chiffre de cette minorité disparate semble rester constant à travers les régimes et les âges. En somme, c’est une loi scientifique, ce qui ne veut pas dire que les 10 n question pourraient former une église, un parti, ni même un club. Ils peuvent même se détester cordialement. Mais voilà, ils sont comme ça, sceptiques. 
 
Casanova 
 
On rediffuse le Casanova de Fellini, film d’une rare violence haineuse contre un des personnages les plus jalousés de tous les temps. Les Inrockuptibles saluent l’événement ainsi : « Pour Fellini, Casanova n’est qu’un con qui n’a pas vécu, une marionnette obsédée par ses exploits sexuels, mais incapable d’aimer. C’est un pantin pathétique ne se souciant jamais des sentiments de ses partenaires. Au-delà de la façon dont Fellini ridiculise les prouesses sexuelles de son Casanova, tout le film baigne dans un climat morbide. Les couleurs sont froides, à dominantes bleutées et grises. L’eau de la lagune, faite de bâches en plastique, donne à Venise un air de cercueil. Tristesse infinie, désespoir complet. » On le voit : tout un programme. 
 
Toujours Ségo 
 
Jusqu’où pourra aller Ségolène Royal ? Ce qui est sûr, c’est qu’elle est en train de vieillir d’un coup ses partenaires socialistes. Ils pérorent, elle se tait. Ils font semblant d’avoir un programme, elle n’en a pas, d’où sa force. On dit qu’elle n’est qu’une image, mais nous sommes définitivement dans une société d’images. Plus profondément : on a oublié la déclaration métaphysique de Mitterrand avant sa disparition : « Je crois aux forces de l’esprit, je ne vous quitterai pas. » Le miracle de Jarnac a eu lieu : Mitterrand s’est bel et bien réincarné sous nos yeux à travers sa fille, mais aussi à travers l’absente, Ségolène elle-même. Le vieux magicien avait préparé son coup fantastique : revenir en femme parmi nous, en force tranquille souriante et rassurante. Toutes les angoisses, toutes les catastrophes, toutes les violences travaillent pour Ségo. C’est l’infirmière courageuse et chic qu’il nous faut. Et c’est là qu’il convient d’écouter attentivement Bernadette Chirac depuis la ville sainte de Bénarès : « Ségolène Royal peut-être une candidate sérieuse, elle peut même gagner. Ses petits camarades socialistes ne lui feront pas de cadeaux, mais l’heure des femmes a sonné. Regardez Angela Merkel en Allemagne. Ségolène a un look, et à l’heure actuelle ça compte beaucoup. A l’avenir, il y aura de plus en plus de femmes pour commander les hommes. C’est bien embêtant pour eux, mais c’est ainsi. » Eh bien, si Bernadette le dit, c’est parti. 
 
Philippe Sollers, Le journal du mois. 
Le Journal du Dimanche n° 3085.  
Dimanche 26 février 2006. 
 
 
JANVIER 2006 
 
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ECRIRE est, du moins pour moi, une joie constante, publier est une autre affaire. On va sur le terrain, on s'agite, on est réduit à quelques phrases, presque toujours les mêmes, on passe d'un plateau à l'autre, d'un studio à l'autre, d'un journal à l'autre, d'une indifférence plus ou moins bien dissimulée à l'autre, beaucoup de taxis, d'embouteillages, de courses dans les couloirs, c'est amusant, crevant, consternant. Pas de quoi se plaindre, c'est le jeu, il a ses bons moments de rire intérieur. Pour équilibrer la déperdition d'énergie qui s'ensuit, j'ai ma méthode. Avant de plonger dans le spectacle, lecture de livres les plus difficiles possible, par exemple un peu de Hegel, La phénoménologie de l'esprit : « La mort est ce qu'il y a de plus terrible et maintenir l’œuvre de la mort est ce qui demande la plus grande force. » Voilà de quoi tenir le coup, lorsque à une heure très tardive il faut expliquer en une minute, devant les caméras, ce que Nietzsche entendait par « Eternel Retour ». 
 
L'animateur s'en fout éperdument, il a fait donner, juste avant, une pseudo-critique littéraire débraillée pour stigmatiser, de façon confuse, ma « misogynie », la seule chose qui compte est de savoir si la couverture du livre est bien passée à l'antenne. Oui? Alors tout va bien. 
 
A part quelques injures rituelles, les articles sont plutôt très bons, avec, parfois, une couleur un peu paternaliste qui me plaît et me rajeunit. 
 
Quand j'étais au lycée, mon professeur de français, un bon vieux gros communiste qui me reprochait de préférer La Fontaine à Paul Eluard, me donnait une bonne note en dissertation, non sans me dire chaque fois : « Ne soyez pas trop content de vous. » Je retrouve avec délice cette tonalité de dérision et de tendresse jalouse sous la plume de Patrick Besson:« Sollers explose de contentement de soi. Chacune de ses pensées le ravit et tous ses raisonnements l'enchantent. Quant à ses phrases, il est tellement content de les avoir écrites qu'il doit se faire, la nuit, plein de bisous sur les mains. » Ici, question: comment Patrick Besson a-t-il eu connaissance de ce détail intime? Ai-je été trahi par une de mes anciennes amies, surprise de me voir soudain, à trois heures du matin, m'embrasser les mains avec effusion? Non, Besson est seulement un bon écrivain, donc il a un don de voyance. C'est vrai, je l'avoue, je me fais souvent des bisous sur les mains la nuit. Elles le méritent, ces pauvres mains de forçat de la littérature. C'est ma petite prière dans les ténèbres, ma pilule de philosophie. 
 
Ségo  
 
«La femme est l'avenir de l'homme », disait Aragon. 
 
Nous y sommes. 
 
Mais Ségolène Royal aurait-elle autant de succès si elle s'appelait Ségolène Buffet? J'en doute, et le mot royal prend ici toute sa dimension subliminale. Le vieux rêve monarchique français refait sourdement surface et Marie-Antoinette n'aura pas perdu sa tête pour rien. Oui, les femmes montent, elles convainquent, elles rayonnent. Voyez Michelle Bachelet au Chili : « C'est le temps des femmes pour le bonheur des hommes. » Ségolène, aussitôt, prudente, met un bémol: « Il ne faudrait pas donner le sentiment que les femmes arrivent d'un coup. » D'un coup, non, cela pourrait inquiéter l'ennemi immémorial qui craint de voir se rétrécir son empire. 
 
A voir la tête que fait Chirac au côté de sa nouvelle partenaire d'acier, Angela Merkel, on peut en effet craindre le pire. Mais un duel futur Royal-Merkel serait fascinant. On a envie de voir ça. François Poitou et Ségolène Charentes d'un côté, la Prusse ennemie des restaurateurs français de l'autre. Ségolène en beauté rose, Merkel boudeuse. Quel match ! 
 
Pour l'instant, la pensée politique de la nouvelle star est encore dans les limbes, mais qu'importe? Elle a une formule qui dit l'essentiel: « Ce qui est important est de donner un désir d'avenir. » Son site s'appelle d'ailleurs Désirs d'avenir. J'ai de bonnes raisons d'avoir des désirs d'avenir, j'applaudis, je m'inscris, j'adhère. D'autant plus que Laurence Parisot (autre femme d'avenir) n'a pas de mal à me convaincre que Ségolène conjugue une image protectrice (famille, éducation des enfants) et anti-précaire (socialisme sans exagération).De toute façon, là est le nouveau, l'aventure, le romanesque futur, l'ivresse des médias. 
 
Ne nous parlez plus de déclin, de fracture, de rupture: tout est dans un sourire de force tranquille auquel tout provincial français peut avoir envie de s'identifier. Qui a oublié que la France est une grande province? 
 
Paix, famille ,école, emploi, sécurité et stabilité, voilà le secret. C'est ce que Laurence Parisot, dans une déclaration patronale qui fera date, appelle « rendre la France lisible ». 
 
 
Jarnac 
 
Au fond, c'est le message post mortem de Mitterrand, ce grand sage de tous les villages. Ségolène n'était pas à Jarnac, mais on ne voyait qu'elle, l'absente la plus présente loin des lourds éléphants sous la pluie. Mazarine est encore un peu jeune, mais elle sera d'un secours puissant dans le style Royal. Fabius, avec son chapeau, a bien essayé de la jouer en oncle choisi, mais le coup de Jarnac était un peu gros, un peu trop téléphoné sur la tombe. Coup de vieux pour tout le monde, soudain. 
 
Bal des fantômes. Le jeune Mitterrand, là, se réincarnait sous nos yeux dans sa fille, laquelle devra attendre son tour sous la houlette de tante Ségo. Il faut d'abord que Ségo l'emporte sur tous ses rivaux et rassemble le peuple de gauche dans un grand élan d'avenir. 
 
Gros travail, peut-être impossible, sauf inspiration mystique dans le genre Jeanne d'Arc. Ségo contre Sarko, ensuite, ça pourrait aller, avec le soutien larvé de la chiraquie déchaînée. Mais si c'est Villepin ? 
 
Ce dernier, après avoir pointé du doigt les « déclinologues », est-il pour autant devenu progressologue ? Il est fier d'être français, nous aussi. Mais son appel, peut-être humoristique, au passé des druides nous laisse sceptiques sur sa potion magique. Une finale Villepin-Ségo serait quand même un spectacle superbe, tendu, vibrant, cruel, haletant. Oubliés les problèmes du Clemenceau, l'épouvantable gâchis d'Outreau, la trahison de Johnny le Belge ! Oublié le pauvre Sharon maintenu à l'état de mort-vivant après une curieuse affaire d'anticoagulants ! Oublié le redoutable Gazpoutine ! Oubliée, espérons-le, la grippe aviaire venue jusqu'en Turquie nous chatouiller les narines ! L'avenir, rien que l'avenir ! Les druides, Solutré, le Chili, Jarnac, le Poitou-Charentes, la rose enrobée, l'avenir ! 
 
France 
 
La France compte aujourd'hui 62,9 millions d'habitants, mais le plus important est que le taux de fécondité est en augmentation continue, atteignant, selon des statistiques récentes, 1,94 ar femme en 2005. Ce 1,94 ait rêver, et contredit absolument les thèses des déclinologues. Hélas, les suicides sont aussi en augmentation continue, et les prévisions d'un généticien comme Axel Kahn sont très sombres. « Le suicide est une maladie d'avenir. Je crois que ce monde où l'on nous dit que tout est déterminé d'avance par le progrès et les gènes crée une société propice au suicide. » Que faire? Ecouter le pape Benoît XVI qui n'hésite pas à parler d'une « atrophie spirituelle » de l'humanité? Le suivre dans sa première encyclique « Dieu est amour » ? L'ex-assassin raté de Jean-Paul II sort de prison en Turquie, après vingt-cinq ans d'enfermement, mais il est arrêté de nouveau pour un autre meurtre plus ancien, et ne sera libéré que dans dix ans. Jean-Paul II lui avait pardonné lors d'une rencontre mémorable où on ne sait pas ce qu'ils se sont dit (mystère de cet attentat, peut-être uniquement connu de Gazpoutine). 
 
Etrange Ali Agça qui ne craint pas de clamer qu'il est le Christ et qu'il vient annoncer l'Apocalypse. Simulateur, dissimulateur, mais vrai tueur apparemment repenti. Quoi qu'il en soit, cette affaire a fait moins de bruit que le retour de Cécilia Sarkozy (Dieu soit loué !) ou la montée en puissance de Ségolène. 
 
Qui sait ? En apprenant que Cécilia revenait chez son mari, son amant a peut-être poussé un « ouf ! » de soulagement. 
 
Les hommes sont si lâches, si faibles. 
 
Stardust  
 
J'aimerais assez être planétologue. 
 
Quand je vois la sonde Stardust aller percuter dans le cosmos la comète Wild-2 pour en ramener des poussières nous racontant les débuts de notre Univers! Allez, un peu de vertige: « Nos calculs prévoient 2.000 à 3.000 grains sur 1.000 cm carrés d'aérogel. La plupart de l'ordre du micron, une centaine pourraient mesurer 20microns. Statistiquement, on attend un gros grain de 50 microns, le diamètre d'un cheveu. La quantité totale de matière reste minuscule: 1 microgramme, soit 1 million de fois moins qu'une cuillère à café. » Face à notre destin de poussières, j'aime bien cette déclaration de la sublime Charlotte Rampling : « J'ai un visage qui prend bien la vieillesse, comme d'autres prennent bien la lumière. » 
 
Mozart  
 
Mozart vient d'avoir 250 ans, et il n'a jamais été aussi jeune. 
 
« Jamais aussi jeune, le scélérat », comme dirait Bernard Pivot en pensant au fameux dialogue de Don Giovanni. La statue du Commandeur demande à Don Juan de se repentir. « Repens-toi, scélérat ! » Et l'autre, décidément insensible à toute morale, lui répond : « Non, vieil infatué! » Il vient de chanter son hymne à la liberté : « Vive les femmes, vive le bon vin, soutien et gloire de l'humanité! » Il doit être puni, il va brûler en enfer. 
 
A-t-on jamais écrit une musique aussi dramatique, aussi audacieuse? 
 
Pauvre Mozart: le voici mis à toutes les sauces, découpé en morceaux, diffusé par fragments à longueur de temps, devenu une marchandise à bonbons, incarné dans des feuilletons radiophoniques par des comédiens ineptes, faisant jaser et encore jaser, lui, le virtuose du grand silence ! 
 
Mais aussi, quelle revanche! 
 
Quelle victoire par rapport à l'écrasant Wagner! Quel vent de liberté dans le tintamarre! Le subtil Benoît XVI a pris les devants, dès l'été dernier, en faisant savoir qu'il aimait jouer au piano Mozart, son musicien préféré. On a ainsi monté son piano demi-queue (charmante nuance pour un pape) dans les étages du Vatican. Entendez-vous, la nuit, cette merveilleuse sonate venant des appartements pontificaux ? N'êtes-vous pas convaincus qu'à ce moment-là Dieu existe ? Est-il possible, comme la rumeur en court, qu'après avoir bien joué son musicien préféré le pape se fasse des bisous sur les mains ? Mozart est amour, c'est certain. 
 
Lectures  
 
Ne perdez pas votre temps avec les lourds et barbants romans anglo-saxons que vous vante, de façon automatique, la critique littéraire. La littérature française est en pleine forme, soutenez la, aidez-la. A part Une vie divine, vous lisez déjà l'excellent petit Ravel de Jean Echenoz (1). Mais vous n'avez pas encore assez découvert un écrivain majeur de notre temps, Valère Novarina, dont voici Lumières du corps (2), méditation profonde et nerveuse sur le théâtre comme vie métaphysique. « Mais les idoles d'aujourd'hui les plus mortes sont les mots. Nous nous sommes forgé à partir d'eux des statues invisibles que nous vénérons mécaniquement; nous nous agenouillons devant les mots magiques agités comme des grigris... 
 
Alors qu'il faut replacer les mots dans leur dépense, leur marche, leur chemin, leur passion, dans leur voie ardente. Le langage doit être remis au feu. Notre corps est emporté avec la pensée. La respiration nous donne ordre de traverser, nous rappelle que nous sommes des animaux de passage. » 
Et aussi : « La lumière passe par-dedans la matière, c'est là la vraie physique des amants bien accordés : Dieu est une attraction dans l'univers aimanté, une force nue multipliante allant au un. Aucune force de mort n'est en lui, aucune force de destruction : l'amour est simple, l'amour est voyant, l'amour est d'un trait, les amants voient soudain d'un seul instant l'univers aimanté. »  
Et aussi : « Le langage est une figure de la matière. Le langage est au plus près de la matière vraie parce qu'il se tisse sans cesse à plusieurs temps, apparaît et disparaît, parce qu'il est en volume, respire ; parce qu'il se déploie en volutes, parce qu'il meurt et parce qu'il est insaisissable mouvement. 
Les phrases sont des phénomènes de la nature. Les phénomènes de la nature sont des phrases. » 
 
(1)Minuit. (2) POL. 
Philippe Sollers, Le Journal Du Dimanche du 29 janvier 2006. 
 
Sollers VS Onfray sur France 3... Le dernier croit encore qu'il suffit d'en parler pour l'avoir, l'ironie... Ecoutez plutôt... Que c'est lourd et rancunier... Onfray esprit vengeur 
 
 
 
 
Sollers défend son omniprésence médiatique...  
 

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Modifié en dernier lieu le 30.01.2007
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